Un coup de coeur de Mollat
Il suffit d'ouvrir un des livres du Bordelais Frédéric Léal pour se convaincre d'être en présence d'un objet atypique qui éveille la curiosité et requiert abandon et plaisir de la découverte.
Loin de la linéarité bien (en)cadrée de nos lectures habituelles qui délimitent le texte dans l'espace géométrique de la page, La porte 'verte (dé)joue et se joue constamment de ces contraintes et nous donne à voir et, fait rare, à entendre une écriture singulière qui déborde littéralement du cadre, explose la prose et fait voler nos conventions obsolètes pour le plus grand plaisir des yeux et des oreilles. Car ce texte se voit, s'appréhende d'abord par le regard puis s'écoute, ou plutôt se fait entendre grâce à la place éminente accordée aux voix qui peuplent ses ouvrages. Ici, tous les flux de conscience et de paroles sont restitués dans une joyeuse cacophonie que l'éclatement et le brouillage énonciatifs rendent, paradoxalement, lisibles.
Il est temps d'en venir à l'intrigue de ce vrai-faux roman afin de vous convaincre de la cohérence de sa trame narrative : le protagoniste principal, étudiant en médecine à Bordeaux (qui possède en outre le même prénom et certains détails biographiques de son auteur) tente de faire céder à ses "charmes" la jolie mais fragile Pauline dont le lecteur a pu suivre l'internement et les délires comico-chimiques (des formules de chimie rendant dialogues et monologues de la première partie totalement décalés) . A la manière d'un drame shakespearien, le registre du bouffon côtoie des scènes plus graves : les allusions à l'histoire personnelle de la jeune femme, notamment le décès brutal de son frère avec lequel elle entretenait un lien incestueux, laissent prévoir son basculement. Théâtre, roman et même poésie se disputent la mise dans un réjouissant mélange des tons, genres, registres.
Malgré cet apparent désordre (qui n'est pas un simple jeu gratuit) et auquel on aurait tôt fait d'accoler l'étiquette d' "expérimental" ou de "moderne" (car La porte 'verte est publié chez un éditeur réputé avant-gardiste dans la littérature contemporaine : P.O.L) et afin de prévenir le lecteur de tout risque de malentendu, l'auteur assume - avec le sourire que cette interrogation fréquente suscite - le sous-titre de "roman". Tel le Jacques de Diderot , l'auteur-narrateur de cette histoire nous promène avec un sens parodique prononcé dans ses dédales sentimentaux et burlesques.
Mais l'intérêt de ce dé-lire verbal semble en être bien le langage qui malmène autant les personnages que le lecteur qui en est le réceptacle infini, comme pour mieux nous rappeler que, à l'instar de Fred et Pauline, nous sommes tous maîtrisés par une langue aux prises avec un réel qui nous excède. Mais s'il s'agit ici d'une langue qui prolifère et met en lumière l'incommunicabilité des êtres, cette logorrhée n'est ni policée, ni même élitiste tant le prosaïsme et la cocasserie envahissent littéralement la page et le(s) discours avec une jubilation communicative.