Un coup de coeur de Mollat
Avec son physique imposant (600 p.) et sa réputation brillante, ce roman pouvait susciter notre scepticisme et notre suspicion de lecteurs à qui on ne la fait plus…Avec sa galerie de titres (chaque chapitre porte le nom d'un livre célèbre), ses références incessantes (une des trouvailles du livre consiste à citer toutes les sources bibliographiques, même les plus insolites), son personnage principal (une jeune fille, anti-Lolita, couvée par son père qui va d'université en université en lui infusant en continu une culture encyclopédique dont elle a du mal à s'extraire) et ses exaspérants procédés dilatoires (400 pages au moins avant de connaître les conditions du suicide dont on nous a parlé au tout début…), il y avait tout pour nous effaroucher. Eh bien, avouons-le modestement, nous avons été bluffés par la malice inventive de cette intrépide romancière de 27 ans qui, bardées de références littéraires, cinématographiques, sociologiques, politiques construit une épatante mécanique romanesque faîte de chaussetrappes, de faux-semblants et de détours qui conduisent au vertige.
Aussi intelligente qu'elle soit, Bleue Van Meer, la jeune héroïne, manque de maturité pour analyser les sentiments et les tourments des gens qu'elles croisent. Elle a beau user de correspondances, d'analogies, d'un esprit critique affûté par son père, infernal contestataire, elle achoppe sur le réel, la banalité des comportements adolescents, le hiatus sordide qui se manifeste entre la réalité et ce que les livres en ont fait. Installée dans une petite ville pour préparer son entrée à l'université, elle se trouve un peu contre son gré intégrée à un groupe de jeunes plutôt réfractaires qu'une enseignante marginale a rassemblés, les subjuguant par son charisme et ses mystères. Consciente de sa propre singularité, la jeune Bleue se sent manipulée dans un dessein qu'elle ne comprend pas. Le suicide de la professeur la plonge dans des affres qui vont la conduire au seuil de son existence d'adulte, déchirant le voile des apparences de l'enfance. Phénomène dans l'art de l'analyse, joueuse et espiègle, Marisha Pessl qui jongle avec les théories comme d'autres avec les paysages, pointe avec une ironie jamais blasée les turpitudes et les hypocrisies de la folle société américaine menacée d'une implosion qui couve en secret depuis longtemps. Mené crescendo, son roman contient tous les ingrédients du livre dont on se sépare à regret, ce qui, au bout du compte, est la meilleure vertu d'un roman de rentrée