Dans cet entretien passionnant, l'économiste Michaël Lainé nous invite à une exploration critique et lucide de notre rapport à la réalité à l'ère du numérique. Son livre, L'ère de la post-vérité, va au-delà des notions simplistes de fake news ou de désinformation, pour définir la post-vérité comme une époque où une partie grandissante de la population préfère la fiction et la vraisemblance à la vérité, n'hésitant pas à rejeter la science ou à inverser la réalité.
Loin d'être un phénomène marginal, cette tendance s'ancre dans des biais cognitifs exacerbés par les algorithmes qui, conçus pour maximiser l'engagement (temps de connexion, interactions), privilégient les contenus qui nous confortent dans nos croyances ou qui suscitent des émotions fortes comme la peur, l'indignation et la colère. Michaël Lainé souligne que ces algorithmes, loin d'être un "déterminisme technologique", sont le produit d'une logique économique qui structure le cyberespace. Il illustre leur puissance d'influence avec des statistiques éloquentes : 70 % des clics sur Google se concentrent sur les cinq premiers résultats, et 70 % des vidéos sur YouTube sont visionnées sur suggestion de l'algorithme.
L'auteur s'appuie sur une approche pluridisciplinaire, puisant dans la psychologie, les neurosciences et la psychanalyse pour expliquer cette bascule. Il révèle l'existence de trois besoins psychologiques fondamentaux chez l'être humain : le besoin de vérité, de sens, et d'affection. Les algorithmes ciblent en priorité les besoins de sens et d'affection, favorisant les bulles cognitives et les chambres d'écho qui renforcent la polarisation sociale. Cette fragmentation de la société engendre une méfiance croissante envers l'autre, jusqu'à influencer notre estime pour ceux qui pensent différemment.
Pour Michaël Lainé, l'un des effets les plus délétères de cette ère est l'essor mondial des partis d'extrême droite. La peur, principal moteur de ces mouvements, est exacerbée par les algorithmes. L'étude de David Chavalarias sur X, et celle de la lanceuse d'alerte Frances Haugen sur Facebook, montrent une amplification du discours d'extrême droite, prouvant que les algorithmes favorisent la diffusion de ce contenu clivant. Le chercheur démontre que ces mouvements reposent sur une inversion systématique de la réalité (préférence nationale, victimisation, etc.), rendant leur discours particulièrement insidieux.
Face à ce constat, le livre propose des pistes pour agir. Michaël Lainé suggère de contraindre les plateformes à adopter un statut d'entreprise à but non lucratif (comme une mutuelle) pour corriger les dérives. Plus largement, il appelle à une prise de conscience collective de la gravité du problème et de l'urgence de neutraliser l'espace numérique pour en faire un véritable espace public, libre des intérêts marchands qui manipulent nos perceptions.