La traductrice et poétesse Patricia Houéfa Grange propose une immersion dans l'œuvre singulière de l'autrice afro-américaine Lucille Clifton (1936-2010) avec la traduction de son récit biographique et généalogique, "Générations". Poétesse prolifique, militante et contemporaine d'icônes telles que Toni Morrison (sa première éditrice), Lucille Clifton est une figure majeure dont l'œuvre est traversée par l'expérience afro-américaine, la vie de famille, l'héritage de l'esclavage et une forte spiritualité teintée de mysticisme.
"Générations" déploie une construction narrative non linéaire : bien que chaque partie porte le prénom d'un ancêtre (Caroline, Lucy, Jean, Samuel et Thelma), l'intérieur des chapitres entremêle les voix et les récits de vie. Cet effet de polyphonie fait de la narratrice le "tronc" de son arbre, constamment reliée à ses racines, habitée par ces voix qui coexistent. Deux se détachent particulièrement : celle du père, griot et passeur d'histoire, et celle de Caroline, l'ancêtre. La transmission orale joue ici un rôle essentiel, préservant la mémoire et l'identité de ces personnes vouées à l'oubli par des tombes anonymes.
Sur le plan créatif, l'entrelacement du récit, les répétitions et la structure en boucle confèrent un rythme et un souffle poétique au texte, proposant une vision de la généalogie comme un cercle plutôt qu'une ligne.
La présence des citations de Walt Whitman ("Song of Myself") dans l'œuvre originale souligne une parenté esthétique, poétique, politique et spirituelle. Utilisant le vers libre et le registre familier, Lucille Clifton fait écho à la vision de Whitman du "je" à la fois individuel et universel. Cette intégration permet à l'autrice d'inscrire l'histoire des siens dans l'histoire plus vaste des États-Unis.
Patricia Houéfa Grange évoque les défis de la traduction, cherchant à conserver les caractéristiques spécifiques de chaque voix (l'Oxford English soigné de Caroline, le parler rythmé aux accents de blues de Samuel, le registre familier de la poétesse et ses frères et sœurs). L'oralité, au cœur du travail de la traductrice, a guidé sa démarche, inspirée par l'écoute et l'intuition.