Un coup de coeur de Mollat
C'est surtout une ahurissante organisation qui donne parfois le vertige : le temps est malaxé, les allers-retours nombreux, les zones blanches assumées. Tout est dit, beaucoup est tû car Blanc nous prend pour complices. Mais de quoi s'agit-il ? Quatre générations d'une famille de bâtisseurs en sont les héros. Le fondateur, enfant trouvé dont la naissance est entourée de mystère, va grandir dans une famille où le passé est devenu la règle mais très tôt il croit en son étoile, il joue de son culot pour racheter à vil prix la moitié de la petite ville plongée dans une profonde léthargie qui l'a vu naître, il investit sans le sou, il parie sur l'avenir. Et cette petite cité imaginaire joliment baptisée Neaulieu pour nous rappeler que nous sommes dans les limites d'un imaginaire qui ignore les bornes, va constituer un peu plus que le décor de l'aventure humaine en cours car elle va se plier ou résister aux caprices de cette famille dans laquelle la filiation n'est pas souvent directe. On rachète, on rase, on bâtit, on investit, on développe sur le modèle du patriarche, ce Loys Le Briet que l'on découvre quasi centenaire et increvable au début du livre, animé d'une vie dont témoignent ses mains affamées devant les rondeurs des infirmières. La frénésie de réussite de cette famille passe moins par le désir d'accumuler que par celui de vaincre : vaincre la pesanteur pour le premier qui rêve d'un bâtiment hors norme qui célèbrerait le travail et dont on va assister à la lente destruction, vaincre les classes pour le second qui collectionne les œuvres d'art et invente l'économie moderne par son flair et son culot, vaincre la peur pour le troisième qui vit dans la froide folie de sa terreur, vaincre le temps pour le dernier qui va voir s'effondrer les fondations de l'empire. La force du livre de Jean-Noël Blanc tient à l'alchimie qu'il met en œuvre, déjouant les codes, manipulant les clichés du genre, et sa marmite se remplit d'éléments disparates (extraits de livres - une biographie notamment qui court tout du long mais découpée au ciseau au milieu des phrases - , articles de journaux, témoignages, poèmes d'un auteur local) qui donnent un goût unique à l'ensemble, multipliant les contre-pieds, les nuances, obligeant les lecteurs que nous sommes à ne pas avoir la naïveté de croire à tout ce qu'invente le narrateur, offrant le plaisir du texte et le désenchantement qui le suit. On en est à la fois grisé et désillusionné, emporté par le rythme et frustré par les ruptures ou les ellipses. Le sol se dérobe, ce qui se bâtit s'annonce comme en péril : tout doit disparaître...
Jean-Noël Blanc a composé un livre qui a du goût et des dégouts, un roman qui croit aux pouvoirs de la littérature sans ignorer les démons qui se plaisent à le saper ; il a inventé un univers sonore où sa langue trouve enfin sa mesure, un échiquier où il est le maître de pièces insolentes. L'inauguration des ruines est sans aucun doute une des plus belles réussites de l'année.