Un coup de coeur de Mollat
Et qu'est-ce donc qu'une lecture profane des conflits ? C'est d'abord le retour à une conception multifactorielle des événements. En effet, depuis une vingtaine d'années, l'analyse des conflits au Moyen-Orient et dans le monde se fait de plus en plus selon le seul prisme du religieux. Certains commentateurs sont ainsi tentés de qualifier les acteurs des conflits non plus en fonction de leurs clivages politiques mais en fonction d'oppositions culturelles dites « civilisationnelles » dans lesquelles le religieux tient une place fondamentale.
C'est la thèse du « Choc des civilisations » développée et popularisée par Samuel Huntington que réfute avec véhémence Georges Corm dans le présent ouvrage. Il s'agit pour lui d'un postulat qui fait fi de l'extrême diversité des cultures, des pratiques et des convictions, des enjeux et des logiques de violence dans le monde, pour en donner une analyse simplifiée et par extension simpliste. Quand l'analyse civilisationnelle pointe les différentes expressions du culturel comme clef d'explication des tensions, elle occulte les causes démographiques, politiques, historiques et évidemment économiques qui les déterminent. Ainsi l'auteur prône le retour à la méthodologie d'analyse de la politologie dite profane, c'est-à-dire multifactorielle.
Bien que les observateurs emploient couramment l'expression « géopolitique » l'auteur regrette, entre autres, que les questions géographiques aient disparues des analyses. Pourtant la simple utilisation d'une carte donne souvent une tonalité différente aux conflits contemporains. Ainsi, que l'Iran ou la Syrie veuillent exercer une influence régionale est considéré comme un acte hostile, quand bien même les États-Unis font la loi au Moyen-Orient et ont occupé l'Irak pendant huit ans (pourtant située à 15 000 kilomètres des frontières américaines) sans que cela fasse scandale dans la communauté internationale.
Pendant du facteur géographique, l'auteur rappelle que la question économique reste généralement le nerf de la guerre et banalement une cause première de tension. « L'Histoire contemporaine des conflits du Moyen-Orient par exemple peut se lire presque exclusivement sur le registre des causes économiques, du fait de la présence du pétrole et du gaz […] ressources énergétiques majeures de toute prospérité et de toute force militaire ».
Dans ce contexte, le « retour » du religieux correspond d'avantage à un « recours » au religieux, d'une part comme instrument dans la lutte pour la possession des ressources (comme lors de la Guerre Froide où les États-Unis avaient soutenu des groupes d'extrémistes religieux pour contrer l'avancée de l'idéologie athée marxiste), d'autre part comme outil pour légitimer ces mêmes luttes.
Ce découpage artificiel du monde en « civilisations » antagonistes s'avère pour l'auteur extrêmement dangereux. Il provoque un cycle auto-entretenu de tensions qu'il convient de désamorcer au plus vite, car oublier la complexité de chaque individu pour l'associer de manière essentialiste à une culture ou une confession, c'est risquer de « barbariser » l'Autre, de confondre les volontés populaires et les ambitions de leurs dirigeants, de séparer le monde entre les « Bons » et les « Méchants », de raviver les volontés expansionnistes ou revanchardes, bref, de prendre un chemin glissant qui pourrait aboutir sur une troisième guerre mondiale.
Heureusement, Georges Corm ne s'arrête pas à ce constat pour le moins inquiétant. La simple et commune application du droit international, la déconstruction des discours idéologiques par le rappel des causes strictement séculières, matérielles ou politiques, des conflits, le respect d'une laïcité débarrassée de ses oripeaux civilisationnels (dans son sens profond de liberté de chaque conscience humaine) sont autant de voies qu'il expose et explore, et qui mèneraient à une décrispation des dynamiques d'hostilité. Ainsi en incitant à déconstruire les mythologies qui servent de justifications aux conflits, cet ouvrage encourage à sauvegarder le modèle de la société plurielle citoyenne, à détisser les barrières idéologiques qui séparent les individus.