Un coup de coeur de Mollat
George Steiner entend réactiver le dialogue entre poésie et philosophie en montrant que cette séparation est une « querelle âpre et fraternelle » dépassée. Nombre des exemples pris parmi les plus prestigieux « littérateurs » et « spéculateurs » corroborent la thèse de cet érudit opérant un parcours chronologique qui traduit la méthode de l'enseignant Steiner. Il remonte ainsi du « miracle grec » du VIe - V e siècle avant J.-C. avec les premiers fascinants philosophes-poètes parmi lesquels Héraclite, Parménide, Empédocle, Platon (« suprême écrivain » avant d'être considéré par Steiner comme unique philosophe) sans oublier le Latin Lucrèce qui marque déjà l'apogée de cette alliance féconde pour les siècles à venir. Leurs lectures influencèrent aussi bien Dante dans l'Italie de la Renaissance, Hölderlin dans l'Allemagne romantique du XIXème, ou encore le poète américain Ezra Pound au XXème ! L'époque contemporaine est encore riche de cet entremêlement fécond de la philosophie et de la littérature : n'oublions pas que Nietzsche fut un philosophe qui composa des poèmes, que le poète Paul Valéry pour qui « Le Songe est savoir » (Le Cimetière marin), se nourrit des sciences et de la philosophie de Descartes pour inventer avec le personnage de Monsieur Teste le modèle de l'intellectuel qui tente de « penser la pensée ». A lire George Steiner, on est convaincu que l'exercice philosophique a toujours été inséparable de l'inspiration artistique, et que cette connivence demeure l'une des raisons de leur reconnaissance parmi les classiques : que serait Beckett sans Schopenhauer, ou Balzac sans Marx ? Parallèlement, qu'aurait été la Phénoménologie de l'esprit de Hegel sans l'influence de Shakespeare, Defoe et Cervantès ; ou encore l'élaboration du Tractatus de Wittgenstein sans la poésie de William Blake et de Rimbaud ? C'est à partir de Bergson, philosophe lauréat du prix Nobel de littérature en 1927 que George Steiner situe la compatibilité de la pratique de la philosophie avec l'activité de l'écrivain : à la suite de Valéry, le philosophe Alain affirma en 1953, que « toute pensée commence par un poème », et Sartre révéla en 1965 qu'il avait dans sa jeunesse souhaité être à la fois « Spinoza et Stendhal ». La frontière est désormais devenue de plus en plus poreuse pour des philosophes passionnés par les secrets de la création tels Gilles Deleuze, Michel Foucault, Jacques Derrida, et des poètes de notre époque sont en outre de brillants penseurs : G. Steiner cite Yves Bonnefoy, mais oublie Michel Deguy qui associe au plus haut degré pensée de la poétique et poétique de la pensée tant dans ses essais que dans ses recueils. Le panorama se boucle néanmoins au XXe siècle avec de superbes pages sur le poète juif Paul Celan et les échos pour Steiner autour de sa rencontre (réelle ? intellectuelle ?) avec le philosophe pro-nazi Heidegger. Ce « silence qui n'en finit pas de signifier » conclut brillamment l'essai sur l'indécidable mystère de l'œuvre (philosophique, poétique) et confirme que, si toute pensée apparaît sans conteste comme un art à part entière, George Steiner peut lui-même se ranger du côté des plus « stylés » et littéraire des philosophes/poètes de son temps.