Un coup de coeur de Mollat
Cette question en sous-tend une autre : qu'y a-t-il de si tentant dans le christianisme pour que, chose impensable, un Empereur de Rome décide de s'y convertir et en fasse une religion d'Etat ?
C'est sur ce moment troublant de l'histoire que les deux philosophes ont accepté de se pencher : les trois premiers siècles de notre ère, qui ont vu le christianisme passer de l'état de secte juive persécutée par les autorités au statut de religion officielle de l'empire romain.
Qu'y a-t-il de si tentant, pour les citoyens romains, chez ces mystiques que l'on appelle ironiquement «chrétiens» ? A priori, pas grand-chose. Aux yeux d'une société dont le panthéon est si bien réglé, ou chaque dieu possède une place et un rôle précis, en parfait accord avec la vie administrative de la cité, cette secte de juifs illuminés au mieux intrigue, au pire, scandalise. Non seulement ils ne reconnaissent aucun des dieux romains, mais en plus, ils vénèrent un Dieu unique, leur « Christus », qui était homme, qui est mort sur la croix et qui est ressuscité… Pure folie, pour un peuple à la fois tellement imprégné de sagesse grecque et tellement sûr de ses traditions religieuses. Pourtant, la tentation va quand même opérer, lentement. La religion des chrétiens va d'abord séduire une petite élite d'intellectuels en quête d'une spiritualité plus proche et moins conventionnelle. Elle se diffusera ensuite plus largement parmi les citoyens romains pour qui la vieille religion de la cité, publique et collective par essence, va s'avérer incapable de satisfaire des aspirations de plus en plus tournées vers l'individu.
Lucien Jerphagnon et Luc Ferry, par de fines analyses historiques et philosophiques, arrivent tous deux à la même conclusion. Le christianisme marque une rupture fondamentale avec l'idée stoïcienne de Dieu et de son rapport de l'individu. Pour les grecs, le cosmos, calqué sur l'observation de la nature, est un ensemble harmonieux et organisé rationnellement, au sein duquel chaque divinité possède une fonction précise. Pour les Chrétiens, Dieu est unique, humble (car il s'est fait homme), et surtout aimant. En se révélant à l'homme, il crée avec lui un rapport de confiance, qui repose sur la foi et non plus sur la raison. La grande nouveauté du christianisme – et son triomphe - vient de cette relation inédite et absolue à Dieu, mais aussi d'un mysticisme révolutionnaire, une « bonne nouvelle » qui promet à chacun vie éternelle et amour infini.