Un coup de coeur de Mollat
Continent immense, riche, au passé lourd et au présent douloureux, l'Afrique fascine, intrigue, ou désespère. L'attribution d'une responsabilité dans son malheur est un exercice difficile. Stephen Smith, journaliste au Monde puis à Libération, s'y est risqué récemment dans Négrologie : Pourquoi l'Afrique se meurt-elle ? Selon lui, pauvreté endémique, pandémies, guerres civiles et/ou tribales, corruption des classes dirigeantes, émigration sont autant de maux affectant durablement les perspectives de développement du continent. Mais l'auteur va plus loin en écrivant "Pourquoi l'Afrique meurt-elle? En grande partie, parce qu'elle se suicide"...
Négrophobie est une tentative de réponse intéressante à cette thèse. Ses auteurs - journalistes africains ou africanistes renommés - critiquent ce qu'ils estiment être une thèse partiale et partielle cachant, sous des habits intellectuels, un discours de racisme ordinaire occultant à la fois la complexité de l'Afrique et l'implication des pays occidentaux dans nombre de malheurs africains.
Peut-on parler d'abord, de "l'Afrique", des "Africains" ? Sûrement par facilité et confort, mais c'est faire fi de la diversité et de la variété du continent. Les trois auteurs regrettent aussi de ne pas pouvoir vérifier les sources de Stephen Smith. Or, elles sont le soubassement de raisonnements périlleux et de raccourcis parfois acrobatiques. Citons par exemple: la relation de cause à effet postulée a posteriori par Stephen Smith entre faible productivité du travail en Afrique et paresse des Africains. Odile Tobner et Boubacar Boris Diop démontent, alors, les mécanismes d'une pensée qui, en postulant une "âme noire" flirte, malgré les dénégations et les "amis africains" de Smith, avec des thèses peu honorables du passé occidental.
Enfin, il n'est pas inutile d'analyser l'économie politique du discours de Smith. François-Xavier Verschave se livre à l'exercice avec brio et rigueur, à travers une lecture du discours médiatique du Monde et de Libération au temps où Stephen Smith y dirigeait la rubrique Afrique. On y retrouve les thèses ayant fait la renommée du fondateur de Survie: intérêts économiques de l'ex-puissance colonial en Afrique, réseaux 'françafriquains', soutien français à des régimes peu honorables -notamment à l'époque du génocide rwandais.
Le fait que Stephen Smith, malgré ses procédés intellectuels critiquables, ait remporté un grand succès en librairie devrait conduire tout un chacun à se demander pourquoi un tel discours est si populaire, quelles en sont les limites, ainsi que les dangers. C'est ce que les trois auteurs de Négrophobie s'attachent à faire. L'ouvrage n'est pas exempt de lacunes mais sa lecture en est indispensable, pour tous ceux qui s'intéressent à l'Afrique et au(x) discours occidentaux sur l'Afrique.