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Billie Holiday, la voix à vif

Publié le 12/03/2009
«Les chanteuses de jazz ? Il y a les autres… et Billie Holiday ». Boris Vian
On ne fait le deuil de rien, ni de personne. Les disparus vivent avec nous. Surtout les divas. Surtout Billie Holiday, qui s'est usée et brûlée avant l'heure, et dont les fêlures de la voix semblaient envelopper les nôtres. Et puis, voyez-vous, le blues, c'est bien plus fort que la vie. Le cinquantenaire de sa mort ne sera donc pas l'occasion de s'effondrer dans un panégyrique larmoyant. Parce qu'on maudit toujours le mutisme du ciel, on aime encore à se réfugier dans ses silences que sa voix rendait sensuels et espiègles avant qu'ils ne s'épuisent dans la dernière note. Billie Holiday demeurera couverte de lumière, comme toutes ces étoiles qui n'ont pas peur de la nuit. Le saxophoniste Lester Young, son plus fidèle ami, l'avait pressenti lorsqu'il lui donna le doux surnom de Lady Day.

Rappelez-vous. Ses cheveux étaient toujours ramassés en chignon. Agrémenté d'un éternel gardénia blanc-crème.  Un peu d'espoir comme un pied de nez à cette vacherie d'existence. Elle aurait pu faire sienne cette phrase d'Edith Piaf : « Si je ne brûlais pas, crois-tu que je pourrais chanter ? ».

À sa naissance, le 7 avril 1915, ses parents ne sont que des enfants. Sa mère a 18 ans lorsqu'elle accouche à l'Hôpital de Philadelphie. Son père, Clarence Holiday, un musicien noceur, un expert en apparitions furtives, préfère déjà butiner les filles. De chambres vaguement meublées en logis crasseux, la jeune Eleonara subit très tôt, trop tôt, la vie miséreuse d'une mère tour à tour femme de ménage, ouvrière, qui, au besoin, n'hésite pas à tarifer ses gentillesses dans une maison close. La jeune enfant  est alors confiée à son arrière-grand-mère, atteinte d'hydropisie. Un soir, elle va se lover contre elle.  Au matin, les bras de la défunte la retiendront prisonnière. Rongée par la culpabilité, elle refuse de parler. Un juge, alerté par cette existence désastreuse, la place dans une institution religieuse.  Retour au domicile maternel à l'âge de 11 ans.

Peu de temps après, un voisin, sensible à ses airs boudeurs et mutins, la viole avec la complicité d'une mère-maquerelle. Nouveau cataclysme. A 13 ans, elle traîne dans les rues fiévreuses de Baltimore, imite son idole, Bessie Smith, et devient vite une attraction dans les rades des sombres quartiers. Sa mère la rappelle à New-York, dont les artères laissent jaillir des flots ininterrompus de musique. John Hammond, découvreur de talents, repère sa technique intuitive et son étrange capacité à tenir en haleine le public. La chanteuse consolide sa notoriété en enregistrant sous son nom un premier disque le 10 juillet 36. Sur scène, elle doit affronter misogynie et racisme. L'Amérique de l'époque sait ignorer les talents de ceux qui ont la peau trop charbonnée. A un admirateur qui crie : « Que la négresse chante ! », elle lance un « encu…. » que l'orchestre n'arrive pas à couvrir. Le 20 avril 39, elle enregistre dans la cire une de ses pièces les plus ciselées, « Strange fruit », un étendard de la négritude. Autre scandale. Sa vie, dès lors, elle ne sait plus l'épargner. Beaucoup d'alcool et d'opium, de joints d'herbe, de grammes tassés de cocaïne et de massives injections d'héroïne qui dessinent des ombres bleutées sur ses bras. Pour oublier, elle serre des voyous de passage ou des  femmes opalines. Sur l'estrade, elle n'en finit pas d'expier. Son chant transpire la détresse. Il est vrai que « Billie ne sait pas pleurer ».

De cures de désintoxication en rechutes, sa réputation se ternit et les patrons de Clubs redoutent de l'engager. En mai 47, elle se fait coffrer dans sa chambre d'hôtel par des agents du FBI. Placée en liberté surveillée, elle se produit tout de même au Carnegie Hall. Le public est en transes. Mais nouveau fiasco sentimental. Elle tombe sur une petite frappe, qui lui subtilise ses cachets et la tabasse tout autant qui la pourvoie en héroïne. Sa voix s'opacifie et devient plus déchirante encore. Fragile comme de la dentelle, elle se pose comme du velours sur des notes exténuées. Billie Holiday « rend sublime ce qui ne pourrait être que pathétique ».

Ereintée par la course aux contrats et ses échecs amoureux, elle  sombre dans la came. Elle trouve cependant l'énergie suffisante pour enregistrer entre le 26 mars et le 1er avril 52, quinze titres de rêve. Lorsqu'elle apprend la mort de Charlie Parker, elle se dit que l'abîme s'ouvrira aussi pour elle prochainement. Et pour faire diversion, quelques engagements, quelques apparitions à la télévision. Mais, pour les plus nombreux, elle n'est plus qu'une épave inconvenante. Dans l'hiver 58, elle entame une dernière tournée européenne. Les intellectuels noctambules de St Germain cherchent à la retenir. Ils savent qu'ils n'y parviendront pas. A son retour, elle enregistre un dernier album avec Ray Ellis. Quelques jours après, on lui annonce le décès de Lester Young : « je serai la prochaine », murmure-t-elle. Elle n'avait pas tort. Le 15 avril 1959, elle est transportée aux urgences. Diagnostic : cirrhose et insuffisance rénale. On craint un arrêt cardiaque. Ses amis qui n'en étaient pas lui glissent quelques doses de poison sous les draps. Le 17 juillet à 3h10 du matin, dernier souffle. 3000 personnes l'accompagneront en silence jusqu'au cimetière St Raymond dans le Bronx où repose sa mère.

Silence. Harlem a perdu prématurément sa lady. La mort, dès ses débuts, l'avait traquée en douce. On sait tout ce que la diva du blues a emporté avec elle, les amours perdues sur le bitume, les bouteilles fracassées sur le zinc, les cendriers pleins, les chaises renversées, les  clameurs et les rappels au creux de la nuit, les airs en train d'oubli.

Mais, elle, on le l'oubliera pas. Elle est de celles qui vous accrochent définitivement et qui semblent chanter rien que pour vous. Un seul morceau de Billie, et on ne sent plus jamais seuls, même après le dernier mot entendu qui se fracasse comme un pendu qu'on décroche. Sublime conteuse d'histoires. Des siennes. Des nôtres. De nos vies. De nos poisses. De nos colères. De nos amours fatiguées.

Et depuis cinquante ans, les gardénias n'ont plus le même charme.

- Isabelle Bunisset


En bonus : Fine and Mellow, par Billie Holiday. On reconnaît également parmi les musiciens qui l'accompagnent, Gerry Mulligan, Coleman Hawkins, Ben Webster,Roy Eldridge et l'ami de toujours, Lester Young.


Bibliographie