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Carte blanche à Vincent de Gauléjac : La politique contaminée par la gestion

Publié le 17/04/2012
L'idéologie gestionnaire conduit à inverser les valeurs entre la politique et l'économie. La politique, loin de susciter l'amour et la considération, est devenue le lieu du calcul.Retrouvez tous les dossiers relatifs aux Présidentielles 2012 dans « Aux Livres Citoyens ! »
Payer des impôts est vécu comme une charge et même une tare, échapper à la fiscalité un signe d'intelligence et de savoir-faire. À l'image de l'entrepreneur qui s'engageait pour défendre le bien public, se substitue le modèle du stratège qui sait valoriser ses intérêts privés. La politique est perçue comme se mettant au service des intérêts des spéculateurs. La chose publique est dévalorisée.

Cette inversion des rapports entre l'économique et le politique est la cause profonde du discrédit qui frappe cette dernière. Plus grave, l'économie, qui est un des moteurs essentiels du développement social, contribue à le détruire. Lorsque les politiques affirment d'un côté que la consommation est le moteur de la croissance qui conditionne l'emploi, et de l'autre qu'il faut refuser la société de marché, ils sont en plein paradoxe. Est-ce à la société de s'adapter aux besoins du développement économique ou à l'économie de se mettre au service du bien-être collectif ? La politique est-elle condamnée à gérer les effets du développement économique ou doit-elle organiser l'économie pour la mettre au service d'un projet de civilisation respectueux de l'environnement, des droits de l'homme, d'une répartition harmonieuse des richesses produites, de l'éducation des enfants et de la transmission de la culture ? Un projet pour l'humanité plutôt que pour un taux de croissance.

L'idéologie gestionnaire tue la politique

À partir du moment où les hommes politiques choisissent de gérer plutôt que de gouverner, défendant les valeurs de l'entreprise plutôt que de l'État, appelant à la mobilisation des individus plutôt qu'à la défense des services publics, ils se mettent dans un piège. Ils produisent sans s'en rendre compte la décrédibilisation de leur fonction. Les électeurs leur appliquent les critères d'évaluation qui ont cours dans le monde du travail. S'ils échouent, c'est qu'ils ne sont pas suffisamment réactifs et efficaces. Comme des actionnaires mécontents de leur PDG qui n'offre pas une rentabilité suffisante, le citoyen-gestionnaire exige une rentabilité à son bulletin de vote. Si la performance est jugée médiocre, il rejette leurs hommes politiques jugés incompétents.

L'idéologie gestionnaire tue la politique. En préconisant une exigence de résultats et d'efficacité, elle déplace la politique sur le terrain de la performance et de la rentabilité. Dans ce contexte, les valeurs se perdent. Des hommes politiques considérés comme honnêtes sont remerciés avec fracas, d'autres, condamnés pour abus de biens sociaux ou malversations, sont réélus avec succès. La politique devient un marché à l'image de la bourse où les sondages d'opinions livrent la “valeur” des personnalités politiques. Les magazines indiquent chaque semaine celles qui sont à la hausse et celles qui sont à la baisse. La télévision devient la scène essentielle sur laquelle se joue leur image. Le marketing politique devient un élément stratégique majeur pour gagner une bataille électorale. Chaque citoyen est invité à effectuer ses choix politiques comme le consommateur le choix des produits de marque. Il convient alors de tenir un discours qui “colle” aux préoccupations de l'opinion.

Les paradigmes de la gestion contaminent le discours politique. Le débat est surdéterminé par le prisme de la communication. Les “doctrines politiques” sont considérées comme archaïques face à l'efficacité gestionnaire et au pragmatisme de l'action. La politique se calque sur l'approche marketing pour ajuster constamment l'offre à une demande formatée à partir des sondages d'opinion. L'opposition est assimilée à la concurrence. L'élu doit se vendre comme un produit, les partis doivent s'organiser sur le mode de l'entreprise qui vend son image à grand renfort de publicité. Le discours entrepreneurial se substitue au discours politique : le bon sens contre l'idéologie, le pragmatisme contre les convictions, l'efficacité contre les principes, l'action contre les discours. L'élu doit se mettre au service du citoyen comme l'entreprise doit être au service du client.

Le citoyen transformé en client

La politique devient un marché dont les différents partis se partagent les parts. Dans cette conquête, il convient, comme pour la grande distribution, de favoriser les fusions et les concentrations pour être plus fort et dicter sa loi aux petits. Cette évolution conduit à un mélange de désillusion et de désaffection. La politique n'est plus porteuse d'espérance. Elle n'incarne plus un projet de changement, le rêve d'une société meilleure, une amélioration de l'être ensemble, une exaltation des valeurs démocratiques et républicaines. À partir du moment où “le” politique suit l'opinion publique, il n'est plus porteur de convictions fortes. Son discours s'adapte aux différents publics, au contexte, aux émotions collectives. Il se doit d'être en phase avec le citoyen-consommateur, être à “l'écoute du terrain” et ne choquer personne. Il doit aller dans le sens du vent, être capable de dire une chose et son contraire, de prendre des engagements sans trop se préoccuper de savoir s'il est à même de les tenir. Le pragmatisme n'est pas compatible avec l'affirmation de convictions trop tranchées.

La mise en avant de l'action comme valeur conduit à déconsidérer les valeurs comme guide pour l'action. Les finalités sont énoncées à court terme, ciblées sur des problèmes concrets que l'on prétend résoudre dans l'immédiat. Les politiques pensent renouveler leur légitimité en se mettant à l'écoute des problèmes dans l'instantanéité. Faute de penser à la société de demain, ils gèrent les contraintes du présent. La politique perd son pouvoir visionnaire et ses capacités de mobilisation sur des projets collectifs qui ne peuvent se faire que dans la durée. Lorsque le pragmatisme se substitue à l'idéalité, la politique perd sa consistance.

L'abstentionnisme traduit sa méfiance vis-à-vis de la parole des élus, une démobilisation du citoyen et une crise de la démocratie. Le citoyen, transformé en consommateur passif, manipulé par des campagnes de publicité simplistes, se désintéresse de la chose publique. Lorsque le vote est assimilé à une relation marchande, il perd sa valeur symbolique, il ne fait plus sens. Lorsque le débat politique ne permet plus de discuter autour de projets de société, de définir des orientations pour l'avenir, de confronter des visions du monde différentes, la vitalité démocratique devient obsolète, elle perd sa substance même. La politique n'est plus que le théâtre d'ambitions personnelles, de confrontation de discours formatés, de petites phrases ou de grandes affaires, qui font les titres des journaux télévisés, que le spectateur consomme comme un match de foot ou un feuilleton. Au moment du vote, l'abstention ou le vote extrême sont les deux faces, l'une résignée et passive, l'autre révoltée et active, de la désaffection du politique.

Entre politique et management, les frontières deviennent poreuses. On assiste à une privatisation du politique qui n'est qu'un symptôme parmi d'autres de la privatisation du monde.

La société gérée comme une entreprise

L'assimilation de la société à une entreprise fait perdre à la politique sa noblesse et son importance. La recherche de la satisfaction des intérêts individuels et des intérêts catégoriels ne permettra jamais au politique de trouver l'intérêt général. L'État n'est pas fait pour « gérer » la société. Il est le garant de la sécurité de tous, de l'égalité des droits, du développement de la démocratie, du fait que chacun puisse avoir une place quels que soient ses origines, ses compétences, ses convictions et ses moyens. À vouloir gérer l'État comme une entreprise, on considère les fonctionnaires comme des effectifs qu'il faut réduire, son budget comme une charge insupportable, ses interventions comme des entraves à l'initiative individuelle.
La fiscalité n'est plus considérée comme une contribution nécessaire pour financer la santé, l'éducation, la solidarité ou la culture, mais comme un coût toujours trop élevé qu'il faut alléger à tout prix. Le paiement de l'impôt n'est plus un acte citoyen fondé sur la fierté de contribuer au bien commun, mais une corvée qu'il faut si possible supprimer en utilisant les multiples opportunités de la défiscalisation, où en s'installant dans des "paradis fiscaux". Le monde politique, qui collabore au dénigrement de l'impôt, est bien aveugle dans la mesure où il encourage les citoyens-électeurs à diminuer ses moyens d'action. Par là-même il favorise la démagogie, la perte de confiance dans les institutions et les services publics désignés comme inefficaces, inutilement coûteux et mal administrés.
D'où un paradoxe dramatique pour tous ceux qui attendent de la politique qu'elle construise un monde plus harmonieux : au nom de l'efficacité, on cherche à mettre l'État au service du développement économique en affaiblissant ses capacités de régulation. Ce qui fait perdre à la politique sa mission essentielle, c'est-à-dire sa capacité à préserver le lien social.

Lorsque la politique cherche ses modèles dans la gestion, elle contribue à produire sa propre impuissance. Plus la globalisation économique se développe, plus les politiques semblent perdre leur capacité d'action et leur légitimité. La raison souvent évoquée pour comprendre ce phénomène tient au double processus de déterritorialisation et d'abstraction du capital. La circulation en « temps réel » des capitaux et la dénationalisation des entreprises « multinationales » ou transnationales ont fait perdre aux États leur capacité de contrôle. Ils se sont laissé déposséder d'une partie de leur souveraineté en permettant aux marchés financiers de prendre leur autonomie et en confiant à des Banques centrales indépendantes le soin de gérer leur monnaie. L'ouverture des frontières pour favoriser le commerce mondial et le libre-échange n'a fait qu'accentuer le processus. Le développement des technologies de communication et d'information en a accéléré les modalités de crise en œuvre. Les États perdent leur possibilité de contrôler les capitaux, les informations, la monnaie et la circulation des marchandises. Ils ne gardent qu'un pouvoir sur la circulation des hommes, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes d'un système qui se proclame libéral.

Les politiques semblent impuissants à maîtriser le monde, à offrir des visées de l'avenir porteuses de progrès, à promouvoir l'émancipation des peuples. Ils s'enferment dans une gestion laborieuse des « effets de la crise », crise qui semble bien s'installer durablement, ce qui montre, s'il en était besoin, qu'il s'agit d'un fonctionnement structurel et non d'un état conjoncturel. En se laissant contaminer par la gestion, la politique a perdu sa crédibilité et même sa légitimité. Pour les uns, elle s'est « vendue au grand capital », pour les autres, elle est impuissante à empêcher l'instauration d'une société de marché dans laquelle l'homme est géré comme n'importe quelle autre marchandise. Une société de marchés qui invalide le cœur même de ce qui devrait être au fondement du politique, l'instauration d'un monde commun.
Sur le palais des Recteurs de la ville de Dubrovnik, on peut lire une inscription gravée dans la pierre : « Oubliez vos intérêts privés pour l'intérêt général ». Pendant leur mandat, les Recteurs ne devaient pas sortir des palais, afin de se consacrer entièrement à leur charge. Ils s'inspiraient des valeurs de la Grèce antique qui considéraient qu'il n'y avait rien de plus noble et de plus enviable que de s'occuper des affaires de la Cité.


Vincent de Gauléjac est Professeur de Sociologie à l'UFR de Sciences Sociales de l'Université Paris 7 - Denis-Diderot,  Directeur du Laboratoire de Changement social et membre fondateur de l'Institut International de Sociologie Clinique


Ce dossier s'inscrit dans une démarche générale d'éclairages divers, réalisée en collaboration par des auteurs, des universitaires, des professionnels et les libraires, en vue des élections présidentielles françaises de 2012 : « Aux livres citoyens ! ».

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