Chargement...
Chargement...

Europe : l'Unique et le Commun

Publié le 20/05/2014
Dossier de Lucien Orio, professeur de Chaire supérieure à Bordeaux
La construction européenne est un processus complexe et probablement à jamais inachevé. Dans un premier temps il y eu plusieurs traités des années 1950 (CECA, Euratom, Rome) unifiés en 1986 par l'Acte Unique qui devait par la suite transformer la Communauté européenne en Union européenne. Simultanément l'Union économique et monétaire (UEM) démarrait sa longue marche par un jeu de poupées russes. L'Union douanière (achevée en 1968), le Marché commun qui s'ajoute à la précédente des politiques communes, puis le Grand marché ou Marché unique à partir de 1993 qui a débouché sur la monnaie unique. Mais cette identité de la monnaie et du marché ne va pas du tout de soi. En effet le marché unique existe pour les 28 pays membres de l'Union européenne sans compter les pays qui sont indirectement liés, mais seuls 18 pays sont membres de l'Euro. Certains ne sont pas en état de satisfaire les conditions, mais d'autres ont explicitement refusé d'en faire partie, comme le Royaume Uni, le Danemark, la Suède. Cependant l'UEM n'est toujours pas complète, notamment dans le domaine budgétaire ou des dettes, et certains rêvent d'aboutir à une Union politique, une sorte d'États-Unis d'Europe. En complément de ces deux premiers aspects, unification des traités et UEM, l'Europe s'élargissait, de 6 à 28, ce qui la rendait plus hétérogène, et s'approfondissait en intervenant dans un nombre croissant d'aspects de la vie des Européens. Depuis les années 2000, d'autres événements sont intervenus notamment après l'échec du Projet constitutionnel de 2005. Le traité de Lisbonne (2008) qui en reprend l'essentiel, puis tous les accords ou pactes signés depuis le début de la crise en 2008 et surtout après 2010, l'Union bancaire dernière en date mais qui nécessitera d'autres compléments. La complexité, voire l'opacité pour les citoyens ordinaires de cet ensemble institutionnel jamais achevé, couplé à une situation économique très préoccupante suscitent des interrogations y compris dans les rangs de ceux qui ont été toujours favorables au processus.

Donner un angle d'attaque acceptable pour tous qui permette de saisir simultanément l'ensemble de ces problèmes est quasiment impossible. Cependant pour les éclairer on peut suivre l'hypothèse que la construction européenne est prise dans la dualité de deux principes. Celui de l'Unique, une rivalité régulée entre pays, et celui du Commun, une mise en place de politiques communes coopératives, le premier principe prenant le pas sur le second.

Les difficultés du Commun

Le Commun c'est du « faire ensemble », une coopération volontaire. Dans le domaine agricole pour obtenir la sécurité alimentaire, dans l'industrie pour hisser les pays au niveau de la nouvelle révolution numérique, comme un « internet européen » au niveau énergétique pour assurer l'indépendance et « décarboner » la production... En fait atteindre des buts auxquels chacun ne peut prétendre arriver seul: c'est un Bien collectif. Avec le traité de Rome (1957), l'Europe se désignait d'ailleurs comme un Marché commun. Celui-ci prévoyait la réalisation d'une libre circulation des hommes, des capitaux et des marchandises, mais aussi la mise en œuvre de politiques communes. Ceci s'est avéré très difficile. Les deux seules grandes réalisations ayant été la politique agricole (la PAC), et la politique de la concurrence. Mais pas grand-chose d'autre notamment dans le domaine de l'énergie, de l'industrie, de l'environnement, la politique budgétaire, bancaire, étrangère...

La liste des lamentations est longue sur le « manque d'Europe », notamment de nos jours dans le domaine diplomatique, et souvent les partisans les plus fédéralistes de la construction européenne fustigent « les égoïsmes nationaux ». Les difficultés d'une mise en place d'une politique commune, tiennent d'abord à la nature contradictoire des Biens collectifs. La théorie des jeux démontre que de manière idéale chacun est gagnant à coopérer : il y a un gain collectif à partager. Mais le célèbre modèle du dilemme du prisonnier démontre aussi que la coopération peut échouer, ce que les spécialistes appellent un équilibre de Nash. Chacun à intérêt à ce que le Bien collectif soit produit, mais essaie en même temps d'échapper aux coûts et aux contraintes que sa réalisation pourrait lui imposer. L'exemple type est celui des grandes conférences sur le climat qui depuis Kyoto échouent régulièrement à mettre en œuvre des mesures dont chacun reconnaît qu'elles seraient nécessaires. La seule échappatoire à ce dilemme serait qu'un pays dominant impose aux autres la solution.

La recherche du Commun en Europe est une expérience de laboratoire pour vérifier les analyses des théoriciens des choix collectifs. Dès le XVIII° siècle, Condorcet, repris ensuite au XX° par des théoriciens comme Kenneth Arrow et Amartya Sen, posait la question : peut-on trouver une préférence collective qui respecte en même temps les préférences de chacun, ou dit différemment, peut-on être efficace et démocrate (ou libéral au sens anglo-saxon) à la fois ? La difficulté est en réalité double. Il faut distinguer en fait l'existence même d'une préférence collective des européens qui préexisterait, de la mise en évidence ou de la révélation de celle-ci par une procédure de vote. L'élargissement a rendu l'Europe moins homogène et plus problématique la possibilité d'une préférence collective préexistante qui n'attendrait qu'à se manifester. Il y a certes, une homogénéisation des préférences des Européens, comme cela semble être le cas au sein des élites politico-économiques, mais les dirigeants sont aussi les élus et les représentants de groupes d'intérêt et de professions, agriculteurs, pêcheurs, industriels...

Quelle procédure de vote adopter ? Plusieurs sont possibles. Aux extrêmes la « dictature » ou la préférence d'un seul résout le système du choix, ou la règle de l'unanimité qui protège chacun mais est source de blocages et de chantage. L'élargissement rend les procédures de négociation plus longues, plus complexes et fait courir des risques aux petits pays qui peuvent se voir imposer des mesures contraires à leurs intérêts nationaux où à certaines couches de leur population. Aussi, s'est-on orienté vers le principe de la majorité qualifiée. Le traité de Lisbonne, reprenant les dispositions du Traité constitutionnel de 2005, a voulu fonder une procédure plus transparente et plus efficace que ce qui existait avant. La majorité qualifiée, est atteinte si elle représente au moins 55% des États de l'union et 65% de la population européenne, toute minorité de blocage devant inclure au moins 4 pays : il faut donc une double majorité, des états et des populations. Cependant dans des domaines jugés vitaux par les États comme la fiscalité, la sécurité et la protection sociale, l'adhésion de nouveaux membres..., la règle de l'unanimité prévaut. Le Royaume-Uni est particulièrement sourcilleux dès qu'il s'agit de droit du travail ou de fiscalité.

Les logiques de l'Unique

L'Unique c'est penser qu'il faut « laisser faire sous surveillance » les différents acteurs dans le cadre de règles impératives. C'est une idée proche de la main invisible d'Adam Smith, avec une forte nuance cependant qui le ramène à l'ordo-libéralisme.Le processus n'est pas entièrement spontané, puisque au départ il faut un choix collectif sur la nature des règles. Le principe de l'Unique triomphe dans la conception européenne, à travers l'homogénéisation des normes techniques, réglementaires et fiscales, et par la politique de la concurrence afin qu'une concurrence libre et non faussée puisse s'exercer. Également des règles comme les indicateurs budgétaires et de dette publique.

L'Unique peut apparaître d'abord comme un approfondissement du Commun, comme dans le passage du marché commun au marché unique. Il peut aussi apparaître comme l'aveu de l'échec du Commun une réduction du projet européen aux problèmes de marché et de la monnaie, ce qui fait dire à certains que l'Europe remplit les vœux des britanniques en se réduisant à une zone de libre échange. Il peut enfin apparaître comme un contournement. Une manière de mettre la charrue avant les bœufs. En effet le modèle de référence est celui des États-Unis, construire les États-Unis d'Europe. Dans un Europe très diverse dans ses nations, dans ses langues, ses mœurs et traditions, la monnaie unique peut représenter un sentiment de communauté, le symbole d'une puissance qui pourra parler et se faire entendre sur la scène mondiale. Mais aussi une contrainte fondamentale qui force les nations qui en font partie, de s'adapter coûte que coûte aux exigences de la libéralisation de l'économie.

La logique de l'Unique, basée sur des règles et des normes strictes soumises à un contrôle de la Commission et susceptibles de sanction en cas de non respect, se heurte à des difficultés. S'il est possible de veiller et d'imposer le respect de normes sanitaires, sociales ou de concurrence entre entreprises, la croyance en la force des règles se heurte à des difficultés. On l'a bien vu dans le domaine des déficits budgétaires ou la question de l'opportunité de l'application mécanique est posée. De fait, les règles ne s'appliquent pas mécaniquement mais s'interprètent en fonction de la conjoncture. Le philosophe Ludwig Wittgenstein s'était élevé d'ailleurs contre la croyance selon laquelle les règles détermineraient à l'avance toutes leurs applications. Elles représentent plutôt, dit-il, un poteau indicateur que nous sommes libres ou pas de suivre. Il y a certes un risque d'anarchie, mais si l'on prend la crise de 2008, l'Europe et son système bancaire n'ont-ils pas été sauvés parce que la Banque centrale européenne (BCE) a violé les principes qui étaient pourtant inscrits dans ses missions. Les règles ne peuvent pas prévoir tous les états possibles des mondes à venir, et dans le cas européen, la croyance dans l'efficience des marchés financiers était telle que rien n'était prévu dans les textes quant à la possibilité de faillites bancaires.

L'Unique un espace de rivalité

Dans son principe, l'espace européen, le marché unique, étant structuré par des règles communes à tous, il n'est nul besoin de coopération et de solidarité entre les membres. Cette rivalité, la concurrence libre et non faussée, s'exerce entre les entreprises, les travailleurs mais aussi entre les États. L'espace européen se caractérise par une grande mobilité où le capital est très mobile mais le travail beaucoup moins, renforçant ainsi le pouvoir du premier sur le second. Comme l'indiquent Luc Boltanski et Eve Chiappelo (Le nouvel esprit du capitalisme, NRF 2000) dans le monde de réseaux et de flux mondialisés, l'avantage est toujours au plus mobile : le capital sur le travail, le financier sur l'industriel... L'Union met ainsi en concurrence les travailleurs, les territoires entre eux, par exemple avec la concurrence fiscale : baisse l'impôt des sociétés, de l'impôt sur les hauts revenus, sur les cotisations sociales portant sur le travail. Ceci produit une pression à la baisse des taux d'imposition qui intiment aux gouvernements de baisser leurs dépenses publiques puisque la réduction de la dette publique doit accompagner le mouvement. En ce sens la monnaie et le marché uniques et leurs règles contraignantes sont des vecteurs de la libéralisation. Les propositions récentes de Manuel Valls, premier ministre, le montrent.

De manière plus générale, le projet de l'Unique à travers le grand marché et la monnaie unique avec des règles contraignantes, représente une rupture avec le modèle de régulation économique et sociale de l'après-guerre. Celui-ci, qui est caractérisé par le rôle de l'État et du social, est remplacé par la prééminence du marché et des entreprises. Ce tournant fut pris quelques années avant le passage à la monnaie, en 1979 quand le G7 décida d'abandonner le keynésianisme pour donner la priorité à la lutte contre l'inflation et à la libéralisation des économies. Cette année-là voyait l'élection de Margaret Thatcher, puis deux ans plus tard celle de Ronald Reagan qui déclarait « Jusqu'à présent on a pensé que la solution c'est l'État, aujourd'hui le problème c'est l'État », ouvrant ainsi l'agenda politique des gouvernements et pas seulement en Europe.

On retrouve ici un débat médiéval ancien mais toujours vivant. Thomas d'Aquin, au XIII° siècle, défend le nominalisme monétaire. Le Prince (l'État) fixe la valeur de la monnaie, le juste prix et réglemente les professions, au contraire des partisans d'un réalisme monétaire, comme Nicolas Oresme au XIV° siècle. Les marchands dépouillent le Prince de ses prérogatives économiques en le plaçant sous leur dépendance financière. Ils font la loi économique, le Prince doit leur produire un cadre et une monnaie stables.

Existe-t-il une économie européenne ?

Mais l'Unique fait aussi fi de l'hétérogénéité des pays. Par exemple, un taux d'intérêt unique de la Banque centrale, s'applique à des pays qui connaissent des situations conjoncturelles de croissance ou d'inflation très différentes. Certains auraient besoin d'un taux plus haut d'autres plus bas. De même pour les taux de change. Un taux de change unique par rapport au dollar ou intangible entre les pays de la Zone euro, ne tient pas compte des conditions propres à chaque pays. Pourquoi les pays acceptent-ils cela ? Dans un premier temps, jusqu'en 2008, les pays qui en souffrent aujourd'hui, comme l'Espagne et le Portugal ou l'Italie ont bénéficié de taux d'intérêt réels négatifs, et d'apport massifs de capitaux. Ceci a favorisé la croissance par le boom de l'immobilier, mais avec des contreparties comme le surendettement des ménages, la dégradation des échanges extérieurs. Dorénavant, l'heure est aux ajustements structurels.

Le discours européen exalte le libéralisme organisé, la pacification par les échanges et la constitution d'une entité supranationale qui dépasse les égoïsmes nationaux et leurs petitesses. Mais la force de l'unique et les difficultés du commun montrent qu'en sous-main règne le mercantilisme qui privilégie pour sa part le point de vue de la Nation. Dans le contexte de crise actuelle, l est tentant d'obtenir des parts de marché et comme l'on disait dans les années 1930 « d'exporter le chômage chez les voisins ». On peut ainsi se demander s'il existe vraiment « une » économie européenne, comme l'on parle de l'économie américaine ou de l'économie chinoise ? Certes les économies européennes sont très liées voire enchevêtrées, mais cela forme-t-il un tout cohérent ? Dans ce cas pourquoi s'obséder sur l'écart de compétitivité entre la France et l'Allemagne ou se désoler que les Suédois emportent le marché des avions de combat au détriment du Rafale ? L'Aquitaine n'est pas préoccupée par son solde commercial avec Rhône-Alpes et si une entreprise californienne emporte un marché au détriment d'une entreprise du Texas, ce n'est pas un problème entre la Californie et le Texas. C'est en fait l'analogie avec les États-Unis qui fait problème et que négligent les partisans des États-Unis d'Europe.


RETOUR VERS LE PORTAIL DES ÉLECTIONS EUROPÉENNES