Kraszna quoi ?!!
On suspectait que le chapitre "Aux hongrois", dans Le Baron Wenckheim est de retour, ne pouvait rester longtemps impuni et serait légitimement sanctionné d'un Nobel ou d'une cochonnerie de cet acabit. Un juste châtiment pour ce tour de force littéraire, acmé et pur concentré de Krasznahorkai, enroulé autour d'une phrase unique, sinueuse, tout en ostinato. Méthode typique de notre tortionnaire favori afin d'exercer une lente et redoutable constriction sur l'innocent lecteur. Ou comment un discours incendiaire - oh rien du tout, une petite affiche placardée en ville par laquelle l'auteur anonyme voue aux gémonies l'Univers tout entier (pour résumer) - va passer de main en main, de bouche en bouche, se dévoiler par bribes, échos déformés ou glose avinée pendant que la ville entière bascule au même rythme dans le chaos le plus total. Tambours, trompettes et peut-être, incognito en grosse BMW et lunettes fumées, Satan en personne.Alors oui, l'œuvre entière de Krasznahorkai est un détraque-nerfs de premier ordre, un tango de tous les diables, une mélasse messianique, une méchante cuite à la palinka. Avec au milieu de tout ça, quelques livres en arrière, notre vieille Mme Pflaum, mélancolique et acariâtre, qui s'en va en ville voir la baleine échouée...
L'humanité ? Une nuée d'échotiers barbotant dans un marigot poisseux.
L'harmonie ? Une lubie inaccessible dans ce vieux monde sublunaire.
Quand Schopenhauer rencontre Pierre Richard
Mais halte-là, trêve de sinistrose ! Peu nous chaut, c'est pas le jour. Car Krasznahorkai ne se contente pas de rapporter gros au joueur de Scrabble malhonnête, osons rappeler que son lecteur, dès qu'il baisse la garde, peut se retrouver surpris en état d'hilarité, plus souvent qu'à son tour, et même très sévèrement. Quand un personnage, mettons un professeur, reconnu comme le "spécialiste mondial des mousses de lichen", abandonne tout (travail, maison, famille mais par dessus-tout le prestige associé à son domaine d'expertise), s'installe au milieu d'une décharge, se construit un abri en panneaux de polystyrène afin de s'adonner librement à ses "exercices d'auto-immunisation contre la pensée", on ne répond plus de rien ! Derrière le pessimisme radical d'un Schopenhauer se terre toujours un petit Pierre Richard. Et dans le rôle de ce dernier, goûtons comme il se doit la réaction de Viktor Orban - un lecteur a priori plutôt distrait - à l'heureuse nouvelle : "La fierté de la Hongrie, premier prix Nobel originaire de Gyula, László Krasznahorkai. Félicitations !"Apocalypse joyeuse !
Quand on songe à tout ce qu'a infligé Krasznahorkai à son pays natal, à sa pétrification communiste naguère comme à son repli nationaliste actuel, à travers ses petites bourgades qui s'auto-détruisent par pure mesquinerie et étroitesse d'esprit (on est loin d'une ode aux fiers magyars), cette savoureuse pantalonnade se présente comme un mets de choix qui semble surgi de l'œuvre elle-même. Hongrois rêver !Oui oui, aujourd'hui exceptionnellement les calembours(-akis?) les plus douteux sont autorisés car, par cette magnifique consécration, il nous est enfin permis d'avoir l'Apocalypse joyeuse !
Et vive la palinka !!