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Le DSM

Publié le 09/01/2014
Le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) ou l'un des avatars des processus de naturalisation du mental par Stéphane Cormier
Le projet scientifique qui caractérise à la fois la dimension nomenclatrice et nosologique du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders ou DSM, publié par l'American Psychiatric Association et tout particulièrement sa dernière version, le DSM-5, donne lieu, singulièrement en France, mais pas seulement, à de vives polémiques quant à sa réception par de nombreux professionnels de la santé mentale. Les nombreuses controverses qui sont formulées à l'endroit du DSM visent globalement tout à la fois des enjeux économiques, politiques et scientifiques quant à la valeur du système de classification des pathologies mentales proposé par le DSM. En outre, la diversité des utilisateurs potentiels - psychiatres généralistes et chercheurs universitaires, cliniciens de terrains, épidémiologistes, psychologues, infirmiers en psychiatrie, chercheurs en psychopharmacologie, experts judiciaires, neurobiologistes, etc. - tend à interroger sur la capacité d'un tel système de classification à pouvoir répondre de manière satisfaisante à l'ensemble de ses multiples usages.

La principale critique porte fondamentalement sur la prétention à la scientificité d'un tel système de classification et tout particulièrement quant à sa fiabilité et sa validité. Ces classifications viendraient questionner la frontière poreuse entre le normal et le pathologique que le DSM-5 aurait sérieusement redéfinit au point de nous amener à penser que nous serions possiblement tous des malades (1). Autrement dit, le DSM serait une réponse purement médicale et prétendument scientifique, fondée sur des ressources fondamentalement neurophysiologiques, qui viserait à établir un nouvel ordre psychiatrique en substitution d'un ancien, et par la même, instituerait une nouvelle conception des pathologies humaines, si ce n'est une nouvelle conception de l'homme (2). Par ailleurs, de la première version du DSM, celle de 1952, à la dernière, celle de 2013, le projet scientifique est devenu de plus en plus ambitieux, en générant une révision de plus en plus accélérée des versions et une précipitation dans l'évolutions des concepts, - DSM-1 (1952), DSM-II (1968), DSM-III (1980), DSM-III-R (1987), DSM-IV(1994), DSM- IV-TR (2000), DSM-5 (2013) - quitte à s'assurer de moins en moins des fondements épistémologiques sur lesquels était censé reposer son projet d'objectivation scientifique (3) de plus en plus radicalisé, en faisant prévaloir la question de la classification sur la question de la pensée, en matière médicale.

Pour une grande part des critiques, le DSM proposerait également une conception réductionniste des pathologies fondée presque exclusivement sur un naturalisme biologique. Cette conception conduirait ainsi à un appauvrissement de la pensée en matière de compréhension des troubles psychiques et à une dévalorisation de la prise en compte de la singularité des sujets. En d'autres termes, le cri de ralliement contre le DSM se fonde sur une interprétation de la nature du projet scientifique à l'origine de l'avènement de la révolution épistémologique opéré par le DSM. Selon de nombreux détracteurs, ce projet d'objectivation scientifique conduirait à une psychiatrie déshumanisante et foncièrement scientiste qui viendrait bouleverser non seulement les conceptions traditionnelles - le plus souvent idéalisées - de la pratique de la clinique, mais qui viendrait aussi médicaliser outrancièrement les multiples dimensions de l'existence humaine et politiser l'ontologie - critiques héritières de certaines thèses de Michel Foucault à propos de la biopolitique- en naturalisant les entités et les catégories mentales que le DSM prétend décrire. Le DSM serait ainsi à l'origine d'une analyse exclusivement médicalisée et prétendument scientifique des affres et des vicissitudes des formes de la vie humaine lesquelles étaient considérées comme normales, traditionnellement, et singulièrement à propos de nos défaillances, de nos fragilités qui peuvent être plus ou moins transitoires, et qui ne nécessitaient aucunement le recours à une quelconque forme de médication. En d'autres termes, c'est la nature même de ce qui est circonscrit et diagnostiqué comme trouble mental (4) qui est interrogé dans les polémiques à propos du DSM-5 et ce dernier tendrait à nous convaincre que nous sommes tous malades en traitant comme pathologique ce qui relève en réalité d'une certaine normalité des vies humaines.

En effet, les critiques généralement adressées à l'usage du DSM portent également sur les modes épidémiologiques qu'il tend à instituer, en particulier à propos de l'autisme, les troubles bipolaires pédiatriques, l'hyperactivité, les phobies sociales dont l'étiologie reste encore très largement à être démontrée et prouvée. On lui reproche d'être ainsi un important facteur de l'expansion de pseudo- diagnostics à l'origine de nombreux conflits d'intérêts entre le secteur psychiatrique et les industriels de la pharmacologie ; d'être à la genèse de l'avènement d'un changement des représentations à propos de la nature des états et processus mentaux qui formule des hypothèses génétiques et biologiques en les transformant le plus souvent en certitudes. Les critiques formulées à l'endroit du DSM portent aussi sur sa dévalorisation de la question des identités narratives et des récits de soi qui participent à la constitution et à la représentation du sujet par lui-même, d'être finalement obnubilé par la seule prise en compte quasiment exclusive de données observables. Exit donc la question de la pensée, de la négativité et celle du langage du sujet parlant ! On lui prête ainsi des intentions et une autorité médicale fondées essentiellement sur la science et la médecine par les preuves, en oubliant que nos systèmes classificatoires, leurs concepts et ce qu'ils prétendent identifier, reflètent également l'ensemble de prises de positions tant médicales que sociales d'une époque donnée qu'il importe de ne pas sous-estimer. (5)

Par ailleurs, on oppose à la démarche statistique du DSM, le privilège de la monographie clinique. Pour les tenants d'une approche psychanalytique traditionnelle, approche objectivante mais non scientifique, on soulignera également que l'idéal de normalité ne repose, ni sur une mesure statistique, ni sur une absence de symptôme, comme le soutiennent les concepteurs et partisans du DSM. Cet idéal de normalité résiderait plutôt dans le fait d'avoir la capacité pour un sujet donné de se libérer des phénomènes de la compulsion de répétition, par le transfert et la perlaboration au cours de la cure psychanalytique. Ce travail d'éradication du symptôme permettrait alors d'accéder à un compromis plus ou moins harmonieux entre le principe de réalité et ses multiples contraintes et les aspirations ou les exigences pulsionnelles du dit sujet, et ce afin d'être mieux à même d'aimer et de travailler, selon la célèbre expression freudienne.

En raison de son parti pris pour un naturalisme biologisant excessif, selon de nombreux tenants de la psychopathologie traditionnelle, le DSM tendrait à rendre impossible la prise en compte de certaines questions psychologiques au moyen de méthodes spécifiques comme celle de la remédiation et à présenter une nouvelle configuration de la structure psychique qui induirait une plus grande dépendance thérapeutique des patients à l'égard des cliniciens. Mais, les craintes suscitées généralement par le DSM, nous renseignent-elles véritablement sur la nature de la révolution épistémologique qu'il était censé apporter en matière d'objectivation scientifique ? L'ensemble de ce type de critiques ne conduirait-il pas, en fin de compte, à faire simplement l'impasse, voire de forclore tout authentique projet d'objectivation scientifique en matière de détresse et de souffrance psychique ? Seul prévaudrait alors, d'une manière ou d'une autre, la pratique plus ou moins chamanique de « celui qui sait » ou du « Sujet supposé savoir »...! Ne prend-on pas alors le risque de rendre systématiquement solubles dans des problèmes liés à l'organisation institutionnelle et politique de la santé mentale, des problèmes épistémologiques majeurs, comme ceux liés au fait de produire de bonnes thérapies relativement à la production de bons diagnostics ? L'établissement d'un bon diagnostic est-il nécessairement moins important que de reconnaître la nature et la valeur des conflits inconscients propres à un Sujet ? En effet, si nous devons être vigilant au fait de céder le moins possible à la pulsion moniste qui est celle de vouloir absolument tout unifier sous la subsomption d'une seule catégorie, à l'inverse, ne se joue-t-il pas au travers des joutes intellectuelles et des polémiques, la possibilité ou non d'appréhender le mental, selon les critères du naturalisme scientifique et de pérenniser ainsi indéfiniment la fameuse querelle sur le dualisme méthodologique entre les Geisteswissenschaften (sciences de l'esprit) et les Naturwissenschaften (sciences de la nature) ?

Plus encore, le projet d'objectivation scientifique du DSM en général, qui est né, ne l'oublions pas, d'une certaine nécessité de la société américaine de produire des descriptions médicales afin que les maladies mentales ne puissent plus être considérées avec suspicion, quant à leur véritable nature, par le biais d'un naturalisme biologisant se confronterait radicalement aux présupposés non scientifiques et anti- naturalistes de la psychopathologie psychanalytique traditionnelle. En outre, le DSM offrirait une psychiatrie standardisée, de facture typiquement américaine où s'articulerait scientisme et pragmatisme, inféodée aux lubies et aux stratégies marketing des magnats de l'industrie pharmaceutique. La médication devenant alors la seule solution aux variations de nos états d'âme. Par ailleurs, ces critiques adressées au DSM et à ses concepteurs viendraient souligner combien la césure est consommée entre d'une part, l'art médical et l'humanisme afférent à cet art, et d'autre part, le projet médical, rationaliste et réaliste, de faire science. Ce dernier argument, typiquement français, peut surprendre véritablement la communauté américaine pour laquelle, généralement, la science participe également au mieux-être humain. Il illustre en un certain sens, un antiaméricanisme de bon aloi et souligne notoirement des différences culturelles, voire idéologiques quant à l'articulation entre ce qui se rapporte proprement à l'humain et la production matérielle et immatérielle de l'objectivation scientifique et technique.

Dans la mesure ou nous pouvons soutenir l'idée qu'il n'y a pas de catégories naturelles, que les humains ne sont pas ce qu'ils sont indépendamment de la manière dont ils se représentent ou se voient, et tout particulièrement, lorsqu'il s'agit d'examiner et de définir la nature des attitudes, des comportements, des états et des processus mentaux., l'ensemble des critiques est fortement justifié. C'est pourquoi, l'objectivation scientifique en matière « humaine » n'est pas sans risque, car ce que nous considérons le plus souvent comme normal est également le produit de nos fragilités et de nos capacités à la résilience ! Cependant, l'ensemble des polémiques, parfois singulièrement françaises, autour de la question : « Pour ou contre le DSM ? » semble refléter le constat d'un certain désarroi en matière de psychiatrie et dans nos possibilités réelles de proposer une classification véritablement explicatrice de nos troubles en matière d'états d'âme que nous soyons partisans du modèle médical de la psychopathologie traditionnelle ou tenants d'une révolution nosologique prétendument opérée par les différentes variantes du DSM.

Pour notre part, dans cette très brève recension analytique de la réception du DSM-5, nous n'avons aucunement cherché à porter tel ou tel jugement en faveur d'un quelconque pour ou contre l'utilité clinique du DSM. Rappelons seulement qu'il existe également d'autres classifications ayant une portée objectivante pour la pratique psychiatrique. Pensons, entre autres, à celle de l'Organisation Mondiale de la Santé, la CIM-10 (2013) ou bien encore, à celle de l'Association Psychanalytique Internationale, le Psychodynamic Diagnostic Manual (2006). Car, la psychiatrie, considérée généralement comme une branche de la médecine, est une discipline combinant à la fois des connaissances scientifiques, des savoir-faire implicites et des savoirs pratiques qui devraient rappeler à tout un chacun l'humilité que nous devons avoir devant les multiples expériences que nous pouvons faire de la détresse, de la folie ou plus généralement de la souffrance psychique.

Nous avons ainsi simplement cherché à rendre compte des arguments peu ou prou justifiés qui peuvent conduire légitimement à examiner le DSM comme un objet épistémologique, véritablement digne d'intérêt, d'un point de vue qui puisse articuler une anthropologie des savoirs à l'histoire des sciences et à l'épistémologie des Sciences Humaines et Sociales.

Stéphane Cormier
Docteur en philosophie
Chercheur associé à l'EA 4574, Sciences, Philosophie, Humanités, Bordeaux 1/ Bordeaux 3
PRAG contractuel en épistémologie des SHS et histoire & philosophie des sciences
UFR des Sciences de l'Homme et à l'UFR Sciences & Modélisation
Université Victor Segalen Bordeaux 2





Notes
(1) Allen Frances, Sommes-nous tous des malades mentaux ? Le normal et le pathologique, Paris, Odile Jacob, 2013. Ouvrage fort surprenant de l'un des pontes de la psychiatrie américaine, professeur à Cornell puis à Duke, et principal concepteur et rédacteur du DSM-IV. Il s'apparente à une forme caricaturale de mea maxima culpa de la part d'un expert qui cherche à se dédouaner de toutes responsabilités de la situation actuelle du DSM. L'auteur prétend ainsi « sauver la normalité et sauver la psychiatrie » en faisant croire qu'il y aurait un abîme insondable entre les présupposés à l'origine de la conception scientifiques du système de classification du DSM-IV et ceux fournis par de « puissants groupes d'intérêts » à l'origine du DSM-5 (Avant-propos).
(2) Maurice Corcos, L'homme selon le DSM. Un nouvel ordre psychiatrique, Paris, Albin Michel, 2011
(3) Steeves Demazeux, Qu'est-ce que le DSM ? Genèse et transformations de la bible américaine de la psychiatrie, Paris, Éditions Ithaque, 2013. Ouvrage remarquable par son analyse du projet d'objectivation scientifique que constitue le DSM à l'origine et dans ses évolutions. Il souligne combien l'avènement de la version du DSM III signe un tournant majeur pour le projet scientifique, expliquant les controverses actuelles autour des usages du DSM et ses conséquences historico-sociales. L'auteur souligne avec intelligence, combien « le DSM a inventé un régime de revendication clinique et d'identification pathologique d'un nouveau genre, qui rompt avec la confidentialité traditionnelle du diagnostic psychiatrique, dont la nature exacte pouvait rester cachée jusqu'au patient lui-même » (p.245)
(4) Michel Minard, Le DSM-ROI. La psychiatrie américaine et la fabrique des diagnostics, Toulouse, ERES, 2013
(5) Ian Hacking, Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ?, § 7, Paris La Découverte, 2001