Robert Bolano,
Amuleto
Nous sommes en 1968, à Mexico : la police a lancé l'occupation de la faculté, Auxilio Lacouture se réfugie
dans les toilettes des femmes et va y rester treize jours à crever de
peur et de froid, de faim et de mémoire car son
cerveau fragilisé s'active tandis que les heures s'écoulent. C'est son monologue intérieur que Roberto Bolaño nous livre en faisant voler en éclats les règles de la temporalité. Le
temps est d'ailleurs le véritable enjeu de ce texte vertigineux qui par
ses redîtes et sa structure nous incite à interroger notre propre mémoire et
celle du groupe auquel nous appartenons et qui nous constitue malgré nos velléités
de liberté. Il n'est pas anodin que ce soit un écrivain chilien qui ai composé ce texte
radical, les sud-américains ont dans leur histoire récente le terrible avantage
de l'expérience.
Roberto Bolano, Monsieur
Pain
Blessé de la première guerre, Pierre Pain, guérisseur
connu pour des dons de magnétiseur (il croit aux vertus thérapeutiques
de l'oubli) rencontre dans un café une certaine Mme Reynaud, dont il
avait essayé de soigner le mari aujourd'hui défunt. A la suite de cet entretien,
une amie de Mme Reynaud fait appel à ses services pour son époux qui se
meurt... de hoquet ! «Le hoquet est une contraction musculaire, un
mouvement compulsif du diaphragme qui produit une respiration interrompue et
violente, causant par intermittence un bruit caractéristique; eh bien, le hoquet
de Vallejo, au contraire, semblait jouir d'une totale autonomie, étranger au
corps de mon patient, comme si celui-ci ne souffrait pas de hoquet mais que,
plutôt, le hoquet souffrait de lui.» Dans un Paris expressionniste, Bolaño
invente un récit que l'on dirait traversé de références bédéphiliques, des
tueurs étranges, des lieux mystérieux, des labyrinthes, des vérités qui se
dissimulent sous des atours exagérés. L'inconscient et le rêve rôdent sans
jamais se dévoiler.
Giosuè Calaciura, Passes
noires
Les putains traversent souvent les romans sans
parvenir à se hisser sur le devant de scènes où elles ne font que passer de leur
démarche caricaturale. En Italie les plus célèbres sont celles de Fellini, elles
ont de la gouaille et de la poitrine. Mais désormais, les putes irrespectueuses
ont la peau noire : on les a débarquées de cargos clandestins sordides pour les
flanquer sur les quais où le tapin se fait violent, rapide et plastique.
Calaciura, auteur pour l'heure méconnu chez nous, en a choisi une pour héroïne
de son récit lui confiant le soin de déverser elle-même dans nos oreilles
proprettes sa terrible histoire racontée avec fatalisme et dans un lyrisme
glauque. Initiée dans les câles d'un navire à se faire prendre son corps,
placée, déplacée, surveillée, maquereautée, soumise, battue mais toujours droite
sur ses hauts talons de princesse avilie, elle nous enveloppe de sa danse de
mots, de ses réitérations, de son incantation où l'obscénité des mots abolit
toute prétention à l'esthétisme fangeux. Ce court texte est simplement, dans sa
dureté tournoyante, une épreuve où la langue triomphe du mal le plus insane. Une
véritable révélation et un auteur à suivre désormais.
Horacio Castallanos Moya Le
dégoût ; La mort d'Olga Maria ; L'homme en arme
Horacio Castellanos Moya a réussi en un court livre à imposer son intransigeance coupante et sa virtuosité narrative ; les deux suivants confirment son inventivité et sa puissance de feu. Il est né à Tegucigalpa, au
Honduras, en 1957, mais a vécu la majeure partie de sa vie au Salvador.
Longtemps résidant au Canada, au Costa Rica, au Mexique, il pratique le métier
de journaliste. Il fut le directeur du premier hebdomadaire de l'après-guerre au
Salvador, Primera Plana. Actif politiquement, il a souvent dû recourir à l'exil.
Son oeuvre comprend des romans, des recueils de récits et des essais.
"Nettoyeur de neurones" comme dirait Martine Laval de Télérama, Castellanos Moya est pour ainsi dire le seul salvadorien traduit en France (à notre connaissance) qui reçoit ainsi de ce pays violent ses images brutales, cartes postales impossibles à timbrer accompagnées de trois mots anodins.
Le
dégoût
Moya revient dans son pays après vingt ans
d'absence pour enterrer sa mère. Le temps d'une fin d'après-midi, il monologue,
s'emportant contre le Salvador qu'il décrit à coup de sarcasmes à la manière
d'un Thomas Bernhard (dont le personnage a adopté le nom), dégoûté par la
réalité dans tous ses aspects : bière immonde, cocktails de fruits de mer qui
fleurent la merde, autochtones imbéciles, psychopathes attardés, admirateurs
d'autres psychopathes au pouvoir, sans oublier sa propre famille restée là-bas.
Mêlant violence et comique en un "à la manière de" autrichien, ce court roman
d'une exécration sanctionne l'inutilité des révoltes quand on est un valet de
l'empire américain, la toute-puissance du cynisme et la victoire d'un arrivisme
arrogant.
La mort d'Olga
Maria
Ce court roman est le plus abouti de ceux que nous
connaissons de l'auteur, le plus habile plutôt. Monologue de nouveau ou dialogue
sans réponse, il est constitué de chapitres légèrement décalés dans le temps qui
nous confrontent à un crime brutal (l'éxécution devant ses enfants d'une notable
de la capitale) et à l'explication de plus en plus étrange qu'en fait la
supposée meilleure amie de la victime. A chaud au moment de l'annonce, plus tard
pendant les obsèques, durant l'enquête, la narratrice logorrhéique répand son
fiel bavard et ses analyses grossières d'où émerge une imprécise vérité. Car tel
est bien le sujet du roman : qui croire ? qui sont les victimes ? les coupables
? Dans quel état peut être une société qui en arrive là ?
L'Homme en
arme
Le roman
suivant de C.Moya vient rajouter une pierre à son entreprise de lapidation puisqu'il
utilise un des personnages de l'histoire précédente, un figurant violent,
Robocop l'assassin de la dame de haute famille abattue sans explication, comme
héros ignoble et amoral. Désormais, aux ruses, manigances et contorsions de la
bonne société se substitue l'image du mal moderne qui ne se pose plus de
questions. Cette société salvadorienne, gangrenée par une guerre qui n'a rien
résolu, a engendré des monstres qui lui échappent et qui paraissent
indestructibles, comme le mal lui-même. Robocop, héros ignoble de ce roman
haletant qui ne prend pas de gants, va d'un camp à l'autre, tue sans
s'interroger sur ses divagations sanglantes, élimine ceux qui le gênent, fait le
barbouze comme s'il était le héros d'un de ces films gringos où les hommes
tombent comme des pions. Avec ce livre, Castellanos Moya atteint une limite,
comme s'il lui semblait que cette Amérique Centrale n'avait plus de chance de se
relever.
[ retour ]