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S.N.O.B.S.

Publié le 03/02/2009
Indestructible, survivant à toutes les crises, tous les conflits, à l'étage au-dessus de chez vous, dans le bureau d'à côté, le Snob est toujours là, magnifique et insupportable. L'actualité éditoriale nous le rappelle

« Espèce de snob ! » L'insulte ne fuse plus guère ces temps-ci, comme si la vocable avait perdu de son mordant et que se faire traiter de snob pouvait presque passer pour un honneur. Chacun en connaît un, voire plusieurs, à son travail, dans sa famille, on parvient toujours à isoler celui qui, dans ses paroles ou ses actes, parvient à s'isoler des autres par cette façon d'être et de regarder, le snob. En oubliant qu'on est parfois victime soi-même de ce petit syndrome qui consiste à voir les autres de tellement haut ou de tellement loin qu'ils en ont l'air infimes et négligeables.

Grâce à Frédéric Rouvillois qui a publié cet automne une indispensable Histoire du snobisme, et grâce à Anatolia, éditeur avisé, qui nous permet enfin de lire dans sa version intégrale Le livre des snobs de Thackeray, « acte de baptême du snobisme », nous voici désormais à même de mieux comprendre ce phénomène dont nous pouvons être tous victimes, qui ne cessera jamais de faire rire et qui en dit pourtant énormément sur notre humaine condition.

Frédéric Rouvillois, professeur de Droit à Paris V, avait impressionné son monde en 2006 avec son Histoire de la politesse chez Flammarion : ce jeune auteur né en 1964 y faisait déjà preuve de cet humour érudit qui est sa marque. Snob, il avoue volontiers l'être lui-même : « ses semblables, ses frères », il en parle et il les étudie parce qu'il connaît leurs tropismes, leurs élans. Comment reconnaît-on un snob ? Si Thackeray s'est livré à une désopilante et exhaustive typologie, il convient de leur trouver des points communs après avoir avoué que l'étymologie en restera toujours énigmatique, le plus grand nombre se rendant à l'hypothèse la plus répandue de l'abréviation de « sine nobilitate » (sans noblesse) que l'on plaçait en marge des noms dans les listes de collégiens anglais.

F. Rouvillois a le grand mérite de nous parler d'universalité quand beaucoup voudraient croire que c'est un « concept » anglo-saxon copié à l'envi par les autres pays occidentaux. Non, d'où que l'on soit, on trouvera toujours un snob et quel que soit son niveau sur la fameuse échelle sociale : un prolétaire affuble son fils d'un prénom qu'il a entendu dans un film, un bourgeois s'invente une particule, etc…. Car la manie du snob c'est ce qui est neuf, qui « vient de sortir » et que tous ignorent : un nouveau met, un tissu inconnu, une sport impraticable, une religion exotique…Mais s'il s'excite sur ce qui doit surprendre les autres, il a néanmoins le grand mérite de l'inextinguible besoin de découverte, ce qui le rend particulièrement indispensable dans le monde des arts où ses antennes ont l'art de détecter ce qui plus tard sera la norme, et ce n'est pas le moindre de ses talents. Curieusement s'il sait être en avance, il sait aussi faire montre d'un léger décalage dont il va tirer profit. Rouvillois raconte l'épisode wagnérien, assez symptomatique, qui vit une foule de snobs se précipiter à Bayreuth pour adorer un compositeur qu'on avait allègrement brocardé et se pâmer d'aise devant de longs opéras qui avaient faits mourir d'ennui leurs prédécesseurs…attitude qui se prolonge aujourd'hui dans tous ces festivals lyriques envahis par une population qui lutte avec vaillance pour ne pas sombrer dans la léthargie. On voit là toute l'ambiguïté de ce concept de snob : être le premier sans renoncer à être là où il faut, devancer sans aller trop vite, suivre sans être à la traîne. Les mots d'ordre sont lancés, reste à les respecter : Ibsen est terriblement cérébral ? Tant pis, on a dit qu'il fallait voir ses pièces. Tel peintre est sublime, courons-y ! Et tant pis si dans l'affolement on porte au pinacle un inconnu que l'on a confondu avec la nouvelle attraction.

Frédéric Rouvillois pousse son étude très loin, dépassant le cadre de ces snobs « classiques » pour en déceler des traces dans des groupes surprenants. Si l'on a évoqué ce bouddhisme qu'il est de bon ton d'apprécier (pour ne pas dire pratiquer, mais là que de contraintes…), on se réjouira des analyses très fines de l'auteur sur ce jansénisme du XVII° qui fit fureur, sur la franc-maçonnerie fonctionnant comme un club d'initiés, rappelant à bon escient le rôle de tremplin et d'ascenseur social de la religion et de la spiritualité jusqu'au XIX° siècle.

On apprendra aussi dans cet épais livre à distinguer le dandy du snob, à découvrir cet autre snobisme qu'est l'antisnobisme dont Marcel Proust sut faire un si éclatant portrait avec les figures de Mme Verdurin et de Legrandin, à le déceler dans ses manifestations les plus inattendues. La culture de Frédéric Rouvillois dans ce domaine est particulièrement impressionnante.

Pour ceux qui en préfèreraient une vision plus littéraire, il n'est donc qu'à rappeler la réédition indispensable de l'auteur trop peu lu en France qu'est William Makepeace Thackeray, connu pour sa Foire aux vanités et son Barry Lindon. Son coup de génie, fondateur dans l'histoire du snobisme, est d'avoir entrepris de les cataloguer à la manière d'un entomologiste : morceaux de bravoure, d'une grande finesse, ces portraits détaillés ont posé des catégories qui perdurent encore aujourd'hui même si le monde moderne s'est fait fort d'augmenter de quelques nouvelles catégories cette espèce inépuisable qui aurait donné le tournis à Linné. Son petit roman les Mémoires d'un valet de pied revient sur ce thème de façon plus mordante et son regard sur ces vaniteux qui font la foire n'est pas tendre.

Plus près de nous un auteur bordelais, un peu oublié malheureusement même si des fidèles comme Ghislain de Diesbach perpétue sa mémoire avec vigueur, fut  un magnifique observateur de leurs moeurs et en fit un Dictionnaire réédité chez Christian de Bartillat (Dictionnaire du snobisme) : Philippe Jullian, petit-fils de Camille, le grand historien bordelais, en connaissait un bout sur la question et il alliait à une plume vive un coup de crayon admirable. C'est donc en peintre à l'œil aiguisé qu'il composa son livre alphabétique, qui lui non plus n'a rien perdu de sa verve.

Les snobs sont trop nombreux dans la littérature pour en faire la chasse : vous les croiserez au gré de vos lectures, agaçants ou attachants, poussiéreux ou rutilants. Phénix éternels, ils se renouvellent sans fin pour notre plaisir à les moquer ou notre joie de les fréquenter…