Parmi les gens faits pour s'entendre, on peut sans doute
citer le duo Frédéric Lavabre - Emmanuelle Beulque et Gwen de Bonneval.
En cinq ans d'activité des éditions Sarbacane, Lavabre, Beulque et leurs
artistes ont élaboré un catalogue jeunesse d'ores-et-déjà reconnu pour sa
créativité, son ouverture d'esprit, et son audace thématique et formelle.
De son côté, de Bonneval a dirigé Capsule Cosmique, le magazine de BD
pour enfant des éditions Milan. Rien d'étonnant à ce que les éditeurs de
Sarbacane aient fini par croiser la route de Gwenn de Bonneval et l'ait placé à
la direction d'une collection de BD. Celle-ci est née en octobre 2007 avec
l'arrivée des premiers titres en librairie. Après huit mois d'existence, la
collection BD de Sarbacane compte une douzaine de titres qui se répartissent
entre albums tout public/jeunesse et albums adultes.
Les trois premiers auteurs publiés, passage de témoin symbolique, ont tous
participé à Capsule Cosmique. Les Anna et Froga d'Anouk Ricard
connaissent ainsi une édition en album, augmentée de dessins inédits. « Son
sens subtil du dialogue, son économie unique et savante des images, tout cela a
doté Anna et Froga d'un charme original » écrit avec justesse Jessie Bi
sur du9.org. Hugo Piette avec Poncho et Semelle et Marion Montaigne avec
Panique Organique complètent le trio du lancement.
De cet univers western loufoque, Poncho et Semelle sont les Lucky Luke
et Jolly Jumper très décalés. Avec sa succession de péripéties hilarantes
développées au galop sur quelques pages, des personnages secondaires déjantés
(ah, les champignons mexicains révolutionnaires !), des dialogues pétillants et
dynamiques, Poncho et Semelle est d'une fantaisie débridée propre à satisfaire
grands et petits car elle fonctionne habilement sur plusieurs niveaux de
lecture.
Quant à Panique organique, il emprunte son idée de base au célèbre film
de SF Le Voyage fantastique de Richard Fleischer, à ceci près que les héros de
l'album sont deux bactéries, Pistou et Chimou, embarquées à l'aventure
aux commandes d'un sous-marin jouet que Stiveune, leur humain, a avalé par
mégarde.
J'élève mon robot de compagnie de Stéphane Oiry et Trap complète pour l'heure
la partie tout public/jeunesse de Sarbacane BD. Original objet, à mi-chemin de
la BD et de l'album jeunesse qui se partage entre manuel d'entretien du robot de compagnie, présentation des principaux
modèles et planches BD. Un univers de science-fiction
loufoque, à l'humour décalé, qui fascinera autant un gamin de douze qu'un
quarantenaire geek.
La femme toute nue relève plus de l'illustration que de la BD. Premier album
d'une jeune femme de 25 ans, Karine Bernadou, il enthousiasme Blandine Longre,
qui écrit sur son blog : « D'étonnantes saynètes muettes composent cet album
construit autour d'un personnage attachant et plutôt cocasse, entre rires et
larmes, coups de foudre, jouissances et peines de cœur, découverte de soi et
des autres, naïveté et lucidité… assumant son statut et sa nudité avec un
naturel confondant – et revendiquant avant toute chose le droit à la liberté
individuelle, à l'amour libre et à l'erreur…»
Parallèlement, Gwen de Bonneval ouvre la collection sur l'Europe en choisissant
de traduire un auteur allemand, Sascha Hommer, avec son premier album Insekt.
Il en va de même de La Danse du Quetzal, qui inaugure l'année 2008. Un dessin
clair, sans fioritures, une mise en couleur sobre et une chronique de mœurs
assez classique basée sur le rapport père-fils. C'est le talent de l'auteur de
mêler ces ingrédients simples dans une dynamique sensible et savoureuse.
Dessinée et scénarisée par Michaël Sterckeman (autre ancien de Capsule
Cosmique), cette BD animalière a pour décor un village de province et pour
personnages l'équipe enseignante du collège, en particulier Michel, prof
divorcé et son fils Arthur. Agrémentée d'un zeste de merveilleux, au moment où
le quetzal fait son apparition pour bousculer le train de vie de nos héros,
elle se goûte d'une seule traite et se termine, non pas avec fracas, mais avec
douceur.
Bien plus sombre et plus intense est Le Rêve de Meteor Slim de Frantz
Duchazeau. Ce dernier joue une magnifique partition de noirs, de gris et de
blanc pour raconter l'histoire tragique d'un bluesman ayant abandonné sa femme
enceinte et son travail pour se livrer totalement à sa musique. Meteor Slim,
avec pour toute possession sa guitare, erre dans la société noire des états
américains du Sud ségrégationnistes, travaille à se faire un nom dans le milieu
mouvant des bluesmen, court les filles, picole, se bat ; il joue et chante
surtout, en toutes circonstances, dans tous les états. Derrière la
reconstitution impeccable d'un temps et d'un milieu, Duchazeau peint avec force
et subtilité un état universel : le désarroi profond et létal d'un homme
écartelé entre deux états antagonistes ; d'un côté, la paix et l'ennui d'une
vie rangée et sans éclats, de l'autre l'embrasement permanent et les errances
chaotiques du bluesman. Meteor Slim (que ce soit le personnage ou l'objet – car
la BD est superbe) possède un énorme pouvoir d'attraction et de fascination
auquel il ne faut pas hésiter à succomber.
Dernier en date de la collection, Nage libre tend vers la comédie comme pour
offrir un contrepoint rafraichissant au drame de Meteor Slim. Nage Libre est un « river movie » dont trois saumons
sont les héros. Il y a Josi, l'aventurier, taraudé par l'envie d'aller voir
ailleurs, plus loin, moteur du trio ; Monsieur Nale, le râleur, casanier, très
soucieux de son confort ; Marsha, tout juste adulte, craintif, indécis, perdu
dans un monde dont il n'a pas encore fait l'expérience. Ensemble, puis séparés,
ils vivront des aventures rocambolesques qui les
confronteront à leurs défauts pour mieux les dépasser.
Au terme de cette brève revue de catalogue, on souhaite donc longue vie à
Sarbacane BD. La surproduction éditoriale frappe aussi le neuvième art, et il
serait dommage que la collection de Gwen de Bonneval en passe inaperçue et/ou
ne trouve pas de public. Car ses premiers titres esquissent une ligne directrice
précieuse : proposer des albums qui s'adressent au plus grand nombre sans
utiliser la mode, la démagogie ou la facilité.
Une BD Sarbacane plaira aux lecteurs séduits par des auteurs aux identités
graphiques et esthétiques fortes, loin des canons et des produits marketing.
Une BD Sarbacane pourra rassembler autour d'elle parents et enfants, en lecture
accompagnée ou parce que ses différents niveaux de lectures ménagent le plaisir
et l'intérêt des uns et des autres. Une BD Sarbacane, sur le fond, et sans pesanteur
ni se prendre au sérieux, nous parle de nous et du monde qui nous entoure,
qu'elle soit autobiographique ou fictionnelle ; elle s'adresse à tous, lecteurs
assidus de BD ou curieux occasionnels qui depuis Persépolis ou Le Photographe
ont compris que la bande dessinée n'est pas réservée à la simple distraction
des jeunes, aux nostalgiques de Tintin et aux gags sur les corps de métier.