Un coup de coeur de Mollat
Le dernier Pierre Michon aurait pu tenir à cette seule invocation des onze commissaires composant le « Grand Comité de la Grande Terreur », sujet(s) du tableau et texte en question. La formule serait en effet restée lettre morte car de l'aveu même de son auteur, le projet d'un roman sur cette période révolutionnaire était en chantier depuis une quinzaine d'années (voir le livre d'entretiens dont l'intitulé sibyllin, Le roi vient quand il veut -Albin Michel, 2007- se justifie après-coup). Ce refrain qui le hantait depuis lors n'est pas sans rappeler la cadence de la « tringle à douze anneaux », métaphore triviale de l'alexandrin déréglé par Rimbaud le fils (Gallimard, 1991) et scandant son retour tout en appelant le tour de vis supplémentaire donné à ce récit.
Si Michon s'était déjà frotté à « écrire la peinture » depuis Vie de Joseph Roulin (Verdier, 1988) qui évoquait Van Gogh, Maîtres et serviteurs (1990) autour de Goya, Watteau et Piero della Francesca, ou le disciple de Claude le Lorrain dans Le Roi du bois (1996), jamais il n'avait tant renoué avec le « miracle » de ces fameuses Vies minuscules (Gallimard, 1984), ici avec l'apparition d'un tableau et de son auteur, François-Elie Corentin, donnés pour réels mais… totalement imaginaires. Renouvelant par là un topos typiquement borgésien, il y mêle une vaste réflexion réinventant ainsi cette Histoire aussi flamboyante que crépusculaire qu'on dit nôtre.
Le conteur, à la manière d'un Diderot déguisé en gardien de musée, prend à parti son lecteur, le guide pour mieux le perdre dans les mailles de cette « robe d'or » (la couverture Verdier ?) entièrement cousue de fil blanc. Ebloui, on se prend donc au jeu impeccablement vraisemblable de la Vie de ce fils des Lumières à la généalogie limousine proprement michonienne : grand-père illettré de condition misérable et génie qui « travaillait à l'augmentation du vin » quand François Corentin de la Marche, père du peintre et poète, également « puissante machine à augmenter le bonheur des hommes », vivant rival mais éternel grand Absent du tableau éclipsé au profit de « Sibylles » maternelles dévorantes d'amour, figure le boitement de l'alexandrin , soit le douzième fantoche fantomatique de cette Cène truquée, manquée.
Et le « Grand Machiniste » ? Derrière la vitre du tableau de commande, « quatrième mur » permettant de dévider la mémoire de ce « tyran à onze têtes », bonimenteur omniscient ou « Tiepolo de la Terreur », il fomente également le régicide (parricide) en nous les faisant apparaître, aussi glorieux que terribles, dans un fascinant « vieux théâtre d'ombres » et de lumières qui les élève en autant de Rois guillotinés, Auteurs aux vocations littéraires inabouties, Pères déchus. Car « Dieu est un chien ».
Sous les ors de cette mise en « Cène laïque », comme la langue que certains disent – trop - stylisée, perce une fois de plus la maligne ironie du Magicien : et si l'Histoire (qui a/est le fin mot de notre histoire) n'était que fiction ?
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