Un coup de coeur de Monica
A Drop of Patience, dans sa version originale, raconte la vie de Ludlow Washington, musicien noir de génie qui grandit dans un institut pour aveugles (ses parents l'y avaient déposé alors qu'il avait cinq ans), est acheté par un chef d'orchestre à seize ans – ce qui lui fait quitter l'institut deux ans avant le terme et dont le destin est pour le moins tumultueux.
Orphelin par obligation – il a une famille mais étant aveugle, la charge est bien trop lourde pour ses parents. L'institut pour enfants aveugles (noirs, bien sûr) est une abomination mais il y apprend la musique, il est doué, réellement doué. C'est ce qui lui vaudra la « libération » à seize ans lorsque Bud Rodney lui fait rejoindre son orchestre de jazz du Café Boone.
Ludlow ne connaît strictement rien à la vie en sortant de l'Institut : il a du mal à comprendre les différences entre Noirs et Blancs – on est en pleine ségrégation, il ne connaît rien aux femmes, pourtant il est bien tourmenté par les émois de son âge. Il ne sait faire que jouer, improviser, jouer encore. Il rêve d'une vie « normale » sans savoir tout à fait à quoi elle ressemble. Il rêve d'une famille tout en ayant du mal à se souvenir d'autre chose que de vagues fragments de sa petite vie avant l'Institut.
Ludlow n'était pas certain d'être amoureux d'Etta-Sue, pour la simple raison qu'il n'était pas certain de savoir ce qu'était l'amour
On peut parfois être heurté par l'attitude du jeune Ludlow mais ce serait sans prendre la mesure de son départ dans la vie – abandonné pour devenir esclave dans un sombre institut, vendu/acheté sous prétexte de « libération » à l'adolescence, sans aucune main amie, sans conseils, sans tuteur auprès duquel se développer. Alors il improvise dans la vie comme dans la musique, il triche, il manipule, tout pour ne plus être le dominé mais le dominant malgré sa cécité.
Lorsqu'il rencontre la fille de sa logeuse, il laisse filer les prostitués qui avaient fait son éducation. Il pense avoir enfin trouvé la stabilité et l'affection. Seulement Etta-Sue tombe enceinte, Ludlow n'a pas encore dix-huit ans. Elle désirait cet enfant, lui, il désirait une relation de couple. Il finit par les quitter, femme et enfant, de toute façon il était devenu invisible.
Inez Cunningham, grande voix du jazz tombée sous son charme deux années auparavant l'enjoint de la rejoindre à New-York. A dix-huit ans le contrat qui le reliait à Bud Rodney prenait fin. En partant, il quittait aussi Hardie, son meilleur ami, son seul ami. Mais il va rejoindre celui-ci à Chicago dans l'orchestre d'O'Gee après trois ans de collaboration avec Cunningham.
Ludlow continue à peaufiner son style, à améliorer son jeu, chef de file du jazz de l'époque.
Et puis un jour Ludlow tombe vraiment amoureux. Elle s'appelle Ragan, elle et jeune et jolie, blanche de bonne famille. Cet amour le porte, la musique coule, il joue désormais dans le nouvel orchestre de Hardie. Il a trouvé sa maison. Il pense mariage. La vie et Ragan auront décidé autrement. La jeune fille libérée ne l'est pas assez pour assumer le couple inter-racial qu'ils forment.
Il y a quelques scènes dans ce roman qui vous cueillent avec la puissance d'un uppercut : le monologue du « minstrel » que Ludlow tient en plein milieu du concert après le départ de Ragan en fait partie.
William Melvin Kelley a mis beaucoup de lui-même dans ce roman âpre et pourtant mélodieux : épris de musique, de jazz et de blues, son récit est un grand hommage aux musiciens de l'époque et aussi, tout comme Un autre tambour, une charge contre le racisme ambiant.
Les mots de Aiki, la femme de l'auteur, à la fin du roman, éclaircissent ses propos et rendent Willy Melvin Kelley encore plus attachant – si cela est possible.