Véritable hydre à deux têtes, ce double roman de Soth Polin est un plaisir de lecture immense. Les deux parties qui le composent, écrites à douze ans d'écart se répondent mutuellement, et participent à une contre lecture du roman national cambodgien. Dans un style sombre et incisif, proche de l'autofiction, l'auteur et journaliste dépeint un portrait nauséabond du Cambodge des années 60, juste avant la guerre civile et la prise du pouvoir par les Khmers rouges. Misogynie ambiante, violences systémiques et corruptions politiques traversent ces textes de part en part, et, selon l'auteur, participent à faire sombrer le pays en enfer.
Le premier texte met en scène un personnage possédé par les mêmes démons qui sévissent dans le reste du pays. Rouage parmi les rouages d'un sombre mécanisme de violence, le protagoniste est amené à commettre l'irréparable. Le récit se clôt brutalement, et nous laisse sur un sentiment de vide et d'incompréhension. Interdit au Cambodge à sa première publication, il faudra attendre son édition française en 1980, déjà à la Table Ronde, pour pouvoir le découvrir.
La seconde partie de l'ouvrage est consacrée à un personnage semblable en tout point à Soth Polin. Directeur d'un journal nationaliste pro-gouvernemental, le double de l'auteur publie un article qui relate l'assassinat d'un proche, ministre. Ce scandale précipite la chute de Phnom Penh, et le journaliste se voit obligé de fuir le Cambodge en direction de la France. Constat d'un échec accablant, et de l'horreur qui suivra l'accession au pouvoir des Khmers rouges, cette seconde partie est plus un témoignage empreint de fiction, inspirée par la vie de son auteur.
Pour couronner ce texte d'une singularité alléchante, Séra, illustrateur de BD franco-cambodgien, dont le parcours est intimement lié aux événements de "L'anarchiste", propose sa propre interprétation de l'œuvre de Polin, en s'occupant de la première et quatrième de couverture, ainsi qu'en y insérant quelques pages ou doubles pages illustrées. Ces dessins parfont l'ambiance générale des deux romans, et font tendre "L'anarchiste" vers une œuvre totale.
Soth Polin ne publiera plus, et ne remettra jamais les pieds au Cambodge, s'exilant en France pour une courte durée, puis en Amérique, où il vit actuellement. Conscient de sa propre culpabilité dans ce cercle vicieux qui entraîne son pays natal vers le fond, Soth Polin se terre dans le silence, et laisse derrière lui cette chimère révélatrice puissante.