Un coup de coeur de Mollat
Dans Le récit de soi, Judith Butler aborde la question de l'éthique. Elle essaie de répondre à la traditionnelle mais non moins passionnante question de "l'action morale".
Le point de départ de la réflexion de Butler sur l'éthique, c'est la violence. Non pas la question de la violence dans la monde, qui renverrait à la question du mal. Ce qui l'interresse ici c'est la violence de l'éthique elle-même.
En effet, dans certaines situations, l'éthique est violente. Une éthique universelle que les situations particulières n'arriveraient pas à rejoindre est violente. Une éthique qui se prétendrait universelle et nierait les droits individuels est violente. Ce n'est pas le caractère universel de l'éthique qui génère de la violence, c'est son indifférence à l'égard des conditions sociales d'une appropriation réelle et vivante de celle-ci. Une éthique anachronique, passéiste ou nostalgique d'un âge d'or de la moralité est violente.
Il est donc nécessaire de refonder l'éthique, de façon à ce que l'individu puisse se l'approprier de façon vivante.
Cette refondation éthique ne pourra se faire qu'à la condition de penser l'individu, le sujet de l'action morale dans ses conditions sociales, politiques et historiques propres, et non de façon spéculative comme la philosophie l'a souvent proposé. C'est le contexte qui fait fait émerger de nouvelles questions et évoluer notre conception de l'éthique. Cette contextualisation Butler la pense avec Adorno qui dans Les problèmes de la philosophie morale (1969) dénonçait la violence de l'éthique.
Une réflexion philosophique portant sur l'éthique doit au préalable éclairer la question du sujet : en effet, pour répondre à la question « qu'est-ce qu'une action morale ? », il faut d'abord se demander qui est le sujet de l'action, qui en est l'auteur. Cette question est formulée en interrogeant la notion de sujet dans sa nature même ainsi que dans les conditions dans lesquelles il exerce sa fonction.
Butler précise son projet : si on reconnaît un sujet complexe, pris dans ses relations aux normes, au fond un sujet opaque à lui-même, dépossédé de lui-même, c'est sur ce fondement qu'il faut bâtir l'éthique comme capacité d'agir et comme responsabilité ! Si pour certains, ceux qui se plaignent de « la mort du sujet », ce postulat rend impossible le fondement de l'éthique, pour Butler il n'est pas question de sublimer le sujet en vue d'une éthique spécultaive et violente. Cette dépossession ne veut pas dire que nous ayons perdu le fondement subjectif de l'éthique. Au contraire, cette dépossession devient la condition de l'enquête morale. On retrouve ici le travail critique sur les normes qui traverse toute l'œuvre de Butler. L'éthique participe de ce travail critique.
Toute la difficulté réside dans ce cercle vicieux : le « je » doit s'approprier les normes de façon vivante, mais il est lui-même conditionné par les normes sociales et morales.
Pour cet ambitieux projet de refondation de l'éthique sur la dépossession du sujet, Butler trouve ses sources dans la relecture des textes de Adorno, Nietzsche, Foucault, Hegel, Laplanche, Lévinas et bien d'autres.
C'est, vous l'aurez compris, un ouvrage d'une grande érudition, très exigeant d'un point de vue philosophique, mais j'encourage tous ceux qui s'interressent à la philosophie à persévérer dans sa lecture, car cette approche du sujet et de la question éthique est brillante, et décidemment Judith Butler nous donne là encore l'occasion de dire qu'elle est une grande philosophe.