Romain, jeune homme rêveur, comprend très tôt le pouvoir de l'écrit. Il entreprend de raconter son enfance, sa jeunesse et sa vie d'adulte, les joies du sport et notamment de l'alpinisme, le permis de conduire, l'amitié avec Jean, la rencontre de Marthe, son premier amour, qu'il épousera, les vacances en famille, son travail, ses enfants, jusqu'au suicide de son fils Patrice. ©Electre 2024

Ce dimanche après-midi, les quatre frères et soeur sont assis autour de la table de la cuisine: ils jouent au nain jaune avec force exubérance. Une joyeuse ambiance résonne dans la petite maison; un peu trop au goût de leur papa, que les enfants ont déjà entendu pester plusieurs fois. Rien n'y fait!

Soudain, la porte de la cuisine s'entrouvre énergiquement et Félix apparaît, livide. Sans un mot, il s'empare des cartes à jouer puis les déchire, non sans avoir peiné pour cela. Il brise ensuite plusieurs barrettes de points et, sa fureur calmée, il repart se coucher, laissant l'assemblée pantoise. Tout comme le manteau de fumée plane encore après l'incendie, la stupeur du petit groupe persiste un temps, puis disparaît.

Le sentiment d'injustice est trop fort: Romain décide de s'en remettre au jugement de sa tante, auprès de qui il sait avoir une certaine écoute. Il s'empare de son cartable, retire un crayon à papier de son plumier puis, après avoir détaché une feuille de son cahier de brouillon, il se met à lui écrire minutieusement l'objet de son ressentiment. Tout est décrit: le cadre de leur jeu, la normalité de leur attitude et les circonstances naturelles qui ont engendré leur joie... "Rien, non rien ne justifiait une telle réprimande!" conclut-il!

Après avoir méticuleusement confectionné une petite enveloppe il y glisse sa requête, appose la dédicace "pour Manou" au recto, traverse le jardin, et introduit discrètement sa missive dans la boîte aux lettres de sa tante.

La suite, il ne peut la mesurer qu'avec la faculté de jugement que lui permet son jeune âge; toutefois, il a parfaitement compris que Manou -après qu'elle se fût rendue sur place pour l'embrasser longuement- avait vertement tancé son papa, et que celui-ci s'était confondu en repentirs. La semonce passée, elle avait regagné la grande maison, telle une justicière, en laissant planer un formidable sentiment d'équité.

Il s'était délecté de la conclusion de l'événement. En cet instant précis, l'incomparable pouvoir de l'écrit avait marqué son esprit d'un sceau indélébile.