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Lumières sur l'isoloir 2

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Publié le 05/04/2012
La chronique de Louis Lourme : Le concept de crise se porte bien, merci pour luiRetrouvez tous les dossiers relatifs aux Présidentielles 2012 dans « Aux Livres Citoyens ! »
C'est la grande braderie sur les annonces catastrophiques. La crise économique est partout, à toutes les Unes de tous les journaux. Elle est venue rejoindre la crise écologique, la crise de l'école, la crise sociale, la crise de la famille, la crise de la politique, celle de la justice, celle de l'Europe, celle de la jeunesse, celle de l'emploi, celle de l'autorité, celle de la virilité, celle de l'adolescence, de la trentaine, de la quarantaine, de la cinquantaine, etc. Et vu ce que les experts nous en disent, la crise économique est en train de prendre une place de choix au milieu de cette énumération. Réjouissez-vous donc que cette chronique soit gratuite, car dans le cas contraire, vous n'auriez peut-être bientôt plus été capables de la payer.

Je crois que cette longue liste (qui aurait pu être plus longue encore) n'est pas anodine. Il est très caractéristique de notre temps que tous les domaines de nos vies (sphère publique, sphère privée et intériorité) puissent ainsi être mis en crise, comme si nous avions paradoxalement besoin de ce concept pour nous repérer dans le monde contemporain. La notion de crise désigne la conviction que quelque chose qui fonctionnait jusque là ne fonctionne plus. Comment se fait-il que nous ayons besoin de penser que c'est le cas dans tant de domaines ? Cela ne renvoie-t-il pas à une fiction psychologique qui consiste à sur-valoriser le passé au dépend du présent ? Il serait évidemment absurde de réduire toutes les crises à n'être que des fictions, que déformations psychologiques du présent, car certains effets de certaines crises sont très sensibles sur les individus. Toutefois, le fait que nous disions être dans une crise permanente devrait nous pousser à nous interroger. Que disons-nous quand nous employons ce terme ?

La notion de crise présente selon moi trois caractéristiques majeurs. 

Premièrement, elle désigne un état de fait qui dure et non un événement ponctuel. La « période de crise » dure d'ailleurs tellement qu'elle a tendance à disparaître sans qu'on s'en aperçoive. Ce fut par exemple le cas pour la crise de la vache folle qui a atteint des pics émotionnels très importants avant de disparaître progressivement sans que l'opinion publique n'en soit vraiment consciente.
Deuxièmement, elle n'est pas ressentie par tous de la même façon, avec la même urgence. Certains ne voient pas la crise là où elle semble cruciale à d'autres (c'est le cas pour la crise écologique par exemple).
Troisièmement, la notion de crise sous-entend que l'on peut faire quelque chose pour la régler, elle appelle un traitement. Comme pour tout traitement, le problème vient de ce que tout le monde n'est pas d'accord à son propos. Cette divergence de vues favorise l'apparition d'experts et le partage de la population entre ceux qui savent et qui comprennent d'un côté, et ceux qui ne savent pas et ne comprennent pas de l'autre.

Mais ces trois caractéristiques suffisent-elles à comprendre pourquoi le concept de crise est mobilisé si souvent, notamment par les hommes politiques ? À mon sens il faut bien mesurer qu'il avant tout de paravent à celui qui l'utilise. Le fait de dire « c'est la crise » nous dédouane en partie de notre responsabilité individuelle au profit d'un état de fait collectif – c'est comme dire : « ce n'est pas de ma faute, c'est la crise ». Et pour le traitement de cet état de fait, on est appelé à s'en remettre à d'autres : ceux qui comprennent et qui pensent savoir ce qu'il faut faire.
Que faire alors ? Je crois qu'il n'y a pas beaucoup de choix. La solution est certainement de passer autant que possible dans le camp de ceux qui essayent de comprendre les rouages des crises traversées, pour pouvoir juger le plus efficacement possible de la pertinence des traitements proposés et pour éviter que les différentes crises ne servent de prétexte à une dépossession de notre responsabilité politique. Cette « solution », si c'en est une, est exigeante parce que les crises sont toujours complexes pour ceux qui essayent de les comprendre. Cette complexité nous promet en tout cas une chose : la grande braderie sur les annonces catastrophiques n'est pas prête de s'arrêter.

Louis Lourme

Louis Lourme est agrégé de philosophie ; il enseigne à l'université de Bordeaux III, à l'I.E.P. de Bordeaux et dans le secondaire. Ses travaux de recherche portent sur l'actualité de la notion de citoyenneté mondiale. Il est l'auteur d'ouvrages chez Pleins Feux : Le monde n'est pas une marchandise (slogan altermondialiste) et Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible (Patrick Le Lay).



La chronique régulière de Louis Lourme s'inscrit dans une démarche générale d'éclairages divers, réalisée en collaboration par des auteurs, des universitaires, des professionnels et les libraires, en vue des élections présidentielles françaises de 2012 : « Aux livres citoyens ! ».

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