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Lumières sur l'isoloir 3

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Publié le 05/04/2012
La chronique de Louis Lourme : « La langue de l'Europe, c'est la traduction » (Umberto Eco)Retrouvez tous les dossiers relatifs aux Présidentielles 2012 dans « Aux Livres Citoyens ! »
Comment définir l'Europe ?

Qu'est-ce que l'Europe ? La période que nous sommes en train de vivre est propice à ce genre d'interrogations. Nous avons tendance à attendre beaucoup de l'Europe, voire à en faire la seule échelle possible pour une décision politique vraiment efficace. Or nous avons tous une idée différente de ce qu'est l'Europe – sans parler de nos visions de ce qu'elle devrait être.
Parmi les définitions classiques, certains se fondent sur la géographie pour dire : « voici ce qu'est l'Europe ». A dire vrai, c'est un curieux référent. Bien-sûr, il permet de faire comme si les frontières et les continents étaient des objets naturels, mais est-ce bien le cas ? Si les frontières étaient si naturelles que cela, pourquoi aurions-nous tant de mal à les établir et à les faire respecter ? D'autres encore s'appuient l'histoire pour dire : « L'Europe a une histoire commune, un passé commun ». Mais ce passé prétendument commun permet-il vraiment de dégager un territoire cohérent ? Par exemple notre histoire française ne nous rend-t-elle pas plus proche de l'Algérie que de l'Estonie ou du Danemark ? En fait, ces critères historiques et géographiques servent surtout à exclure certains pays de l'ensemble politique que l'on cherche à définir et varient à mesure des besoins politiques – tel pays ne peut pas entrer dans l'Europe parce qu'il est au-delà de telle limite (le Bosphore par exemple).
Contre ces critères « naturalistes » qui font de l'Europe un objet politique qui irait de soi (au nom de l'histoire ou de la géographie), on peut aussi chercher à en donner une définition plus « constructiviste », c'est-à-dire dans laquelle l'Europe serait quelque chose à construire. Par exemple, c'est le cas de ceux qui pensent que l'Europe se définit comme un ensemble de valeurs à partager (disons : la démocratie, l'autorité de la loi, ou les droits de l'homme). Dans cette perspective, l'appartenance à l'Europe est une affaire de décision politique (et non de proximité géographique ou d'héritage historique) : il faut accepter des normes rationnelles communes. Cette manière constructiviste d'envisager l'Europe a selon moi un mérite non négligeable : celui de mettre au jour le fait que l'Europe n'existe pas vraiment avant que les peuples européens ne s'en emparent et décident, par les biais politiques et institutionnels, des contours qu'ils veulent lui donner.
C'est exactement entre ces deux façons de définir l'Europe que se situe la phrase de Umberto Eco qui donne son titre à cette chronique.

« La langue de l'Europe, c'est la traduction » (Umberto Eco)

Le 14 novembre 1993 (c'est-à-dire précisément au cours de l'année où entra en vigueur le marché unique européen en janvier, et le traité de Maastricht en novembre), le penseur et romancier italien Umberto Eco donna une conférence intitulée « Traduction et langue parfaite » dans le cadre des Assises de la traduction littéraire en Arles. C'est au cours de cette conférence qu'il a prononcé cette phrase, parfois reprise depuis pour souligner le caractère particulier de l'Europe et de la construction européenne : « la langue de l'Europe, c'est la traduction ».
Comment comprendre cette phrase ? Il y a un premier sens – disons le sens courant – qui correspond à un constat : l'Europe est constituée d'une multitude de peuples qui, n'ayant pas de langue commune, sont contraints pour s'entendre à traduire les propos de l'un dans la langue de l'autre. Et ils sont contraints de le faire avec tout ce que cela comporte de difficultés pratiques : les européens forment une sorte de communauté politique qui pourrait ainsi sembler par nature cacophonique… On ne voit même pas exactement en quoi cet agrégat de peuples pourrait fonder une communauté politique cohérente. Mais je crois que cette phrase ne doit pas être entendue seulement comme un constat du type de celui que nous venons de dresser. Elle dessine aussi les contours d'un véritable programme politique. Dire « la langue de l'Europe, c'est la traduction », c'est dire que la communauté européenne est fondamentalement d'une autre nature que les autres communautés politiques. Ailleurs en effet, à l'échelle des nations par exemple, on considère généralement que la communauté repose sur une identité partagée (tu es de ma communauté si tu me ressembles et si tu partages avec moi une langue, une tradition, etc.). Là, en Europe, c'est la différence et, surtout, le dépassement de la différence (par la traduction) qui fonde la communauté politique. Autrement dit : ailleurs, c'est le partage de caractéristiques communes qui constitue le corps politique ; tandis que là, en Europe, le corps politique ne préexiste pas à l'institution politique et est en train de se construire.

Il ne s'agit pas de sur-interpréter cette phrase de Umberto Eco et de faire naïvement de l'Europe un havre de paix au sein duquel les peuples s'écoutent et discutent raisonnablement pour constituer un modèle politique qui transcenderait leurs différences. On voit bien que la construction est difficile. Cependant, cette façon de voir l'Europe sous le prisme du dépassement de la diversité nous permet de reconnaître, dans cette gigantesque anti-Babel de 500 millions de personnes, le signe d'une ambition politique spécifique. Elle peut ainsi nous encourager, peut-être, à faire preuve de patience dans les périodes où les différentes voix européennes mettent du temps à se comprendre et à s'accorder. C'est le temps de la traduction.


Louis Lourme

Louis Lourme est agrégé de philosophie ; il enseigne à l'université de Bordeaux III, à l'I.E.P. de Bordeaux et dans le secondaire. Ses travaux de recherche portent sur l'actualité de la notion de citoyenneté mondiale. Il est l'auteur d'ouvrages chez Pleins Feux : Le monde n'est pas une marchandise (slogan altermondialiste) et Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible (Patrick Le Lay).



La chronique régulière de Louis Lourme s'inscrit dans une démarche générale d'éclairages divers, réalisée en collaboration par des auteurs, des universitaires, des professionnels et les libraires, en vue des élections présidentielles françaises de 2012 : « Aux livres citoyens ! ».

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