En 1954, le jeune Roland, fasciné par l' « engagement » (Sartre, Brecht, Marx) découvre le pouvoir critique de la langue au service d'une désaliénation de l'individu contre la montée inéluctable de la société de consommation : cette contre idéologie bourgeoise sera au cœur de Le degré zéro de l'écriture (1953) et de Mythologies (1957). Plus tard, s'il reniera la faiblesse de ces premiers essais, il n'abjurera pas pour autant que la grande préoccupation de sa vie, sa « révolution » était déjà en marche : avoir introduit « le langage dans la critique ».
Les années 1960, fortement marquées par une effervescence intellectuelle autour des sciences humaines, ouvrent la littérature et la critique à des disciplines voisines qui vont nourrir le texte barthésien. Le décloisonnement entre linguistique, sémiologie (Benvéniste et Saussure redécouverts grâce à Jakobson), et l'anthropologie (initiée par Lévi-Strauss), la psychanalyse (la relecture de Freud par Lacan), la philosophie (Foucault, Deleuze, Guattari, Derrida…) font définitivement basculer les mythes de la filiation : chez Barthes, La mort de l'auteur (1968) signe la liquidation de l'héritage (cette dette envers le Père, propriétaire de l'œuvre, seul détenteur de son sens supposé unique et définitif) en faveur de l'avènement du « fils », seul survivant du chaos qu'une formule devenue célèbre n'a pas cessé de fixer : « la naissance du lecteur se paie de la mort de l'auteur ». De la sacralisation de l'œuvre, Barthes passe du côté du désir(able) du Texte, « tissu » (selon l'étymologie) de signifiants traversé par tous les paradoxes, les genres, les cultures, travaillé par la dissémination de langues qui lui préexistent, le parcourent et lui survivent. Mais ce décentrement n'est envisageable que réinvesti dans une subjectivité déjà à l'œuvre et qui va former le cœur des écrits de la décennie 1970. Le plaisir du texte (1973), Le bruissement de la langue (1984), Fragments d'un discours amoureux (1977) permettent alors de faire entendre ce « frisson du sens », « bruit même de la jouissance plurielle » qui ébranle chaque lecteur ou scripteur. Ses travaux s'orientent parallèlement du côté du « Non-Vouloir-Saisir », ce Neutre qu'il va quêter dans ses voyages en Asie : le Japon en 1970 qui donnera le passionnant L'Empire des signes (1970) et, en 1974, la Chine grâce à la parution inédite de Carnets (Bourgois, 2009).
Mais c'est certainement l'inépuisable lecture d'A la recherche du temps perdu, ce « récit du désir d'écrire » autour duquel vont se cristalliser ses dernières années. Son inspiration est partout présente, son travail et sa vie ne cessent de revenir vers elle, dans l'ombre de ses écrits et, surtout, en tant que matrice de son ultime projet, entièrement romanesque celui-là. Comme Proust en 1905, la mort de la mère le 25 octobre 1977 va tout à la fois assombrir définitivement le sujet (l'auteur) et autoriser l'écriture (du narrateur). Après divers tâtonnements et fameuses « intermittences », y compris sur la forme à adopter (roman ? essai philosophique ?), « ça prend » enfin, commentant la propre alchimie secrète de sa Vita Nova qui demeurera, suite à un accident mortel en 1980, inachevée. La figure maternelle hante tous les écrits de cette période d'une détresse inouïe que ce soit ses Cours au Collège de France (Le Neutre en 1978 ; La Préparation du roman en 1978-1980), sa conférence sur Proust (« Longtemps je me suis couché de bonne heure » fin 1978) et La Chambre claire (1979), tentations de (recon)quête de cette Eurydice à jamais perdue.
En ce début 2009, l'exhumation des archives de Roland Barthes de deux textes apparemment en marge (on sait combien Roland Barthes tenait à la méthode proustienne du Contre Sainte-Beuve : ne rien savoir d'un écrivain pour l'apprécier) ne doit cesser de nous rappeler son oeuvre comme celle d'un écrivain.