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Apprendre à faire un tour de cartes, avec Fernand Deligny et les autres

Publié le 24/06/2013
Qui connaît Fernand Deligny ? Comment le connaît-on ? Pédagogue, éducateur, cinéaste, écrivain, poète de l'autisme, artiste ? Graine de crapule (1945), qui établit sa réputation de pédagogue libertaire, est son seul livre régulièrement réédité. Une poignée de cinéphiles virent Le Moindre Geste, qui fit la couverture d'un numéro des Cahiers du Cinéma.Quelques intellectuels, psychiatres, philosophes, sociologues ne connaissent de lui que l'œuvre écrite autour de l'autisme, à partir de sa « tentative » menée dans les Cévennes après 1967 ; ils ont retenu l'étrange cartographie des « lignes d'erre »,Gilles Deleuze et Félix Guattari en firent l'un des points de départ de leur théorie du rhizome, mais qui s'en souvient vraiment ?(Lire la suite de cet article)
C'est en personnage inclassable, explorateur des marges que Sandra Alvarez de Toledo, éditrice des éditions L'Arachnéen présente Fernand Deligny(1913-1996) dont elle s'attelle à publier les œuvres et dernièrement le magnifique ouvrage des « Cartes et lignes d'erre ».
La publication de ce livre devrait nous donner envie de lire et relire les textes de Fernand Deligny, regroupés dans un corpus quasi intégral, « Œuvres » et « L'arachnéen et autres textes », chez le même éditeur, regarder « Le cinéma de Fernand Deligny », aux Editions Montparnasse, fiction et documentaire où prennent place les lieux et les protagonistes repérés par les cartes.

Le travail de Deligny est passé et passe encore par des éclipses et des engouements, mais on ne saurait ici « moraliser » les malentendus qui nous conduisent à lui, qui vont de l'exotisme (le fantasme de communautés alternatives des années soixante dans les Cévennes), de l'esthétisme (les cartes sont graphiquement belles et se « confondent » avec des œuvres d'art), du snobisme (permettant de rappeler les citations de Deleuze à son sujet pour s'éviter de lire l'un et l'autre) jusqu'à la simple volonté de s'offrir un belvédère peu fréquenté sur la folie. Qu'importe, il suffit de lire quelques lignes de cet auteur, au style ascétique et séducteur, pour se faire attraper et commencer à repenser un certain nombre de thèmes toujours contemporains : notre assujettissement au langage, les effets de l'institution, à titre d'exemple.

L'histoire dont rendent compte les cartes est tout d'abord territoriale, locale, quotidienne. Elle met « en scène » des petits groupes d'adultes, parfois isolés les uns des autres en un archipel de hameaux, se déplaçant sous la nécessité de tâches répétées, accompagnés/accompagnants des enfants autistes. Telle est la configuration de départ et d'arrivée. « Ici tout se passe à ras de terre. Mettre la table et manger, préparer la cuisine, laver la vaisselle, couper et scier du bois, faire la lessive, faire ses besoins, s'habiller, préparer et cuire des galettes, sortir les chèvres. Cela c'est le coutumier. Ce qui, chez les animateurs, s'appellerait des activités.
L'espace de ce coutumier est traversé par des TRAJETS relativement fixes autour desquels se font et se défont, se nouent et s'enroulent les LIGNES D'ERRE, celles que suivent les enfants : trajets parfois pour rien, virevoltes, balancements, boucles « calligraphiées » (…)
L'équipe trace régulièrement l'ensemble de ces trajets en même temps que les lignes d'erre d'un enfant. Pourquoi ces cartes ? pour raviver cette mémoire psychotique que nous avons tous, pour voir ce que le regard ne peut plus voir : le balancement de Janmari qui se fait aux nœuds des trajets du coutumier, la redécouverte par un enfant d'un endroit passant près de la rivière. (…)
Sensibilité au CORPS COMMUN, réseau de repères et de traces qui s'étend entre l'un et l'autre, qui n'est ni l'un ni l'autre. La moindre altération à cet ordre provoque l'angoisse : une porte entrebâillée alors qu'elle devrait être fermée, un objet oublié. »


Voici comment Deligny lui-même présente cette activité. « Je le sais fort bien que, dans ces lignes, qu'elles soient d'erre ou d'usages coutumiers transcrits, la part du langage y est énorme. C'est pourquoi je lui ferai sa part, en légende de ces cartes là. Et, pourquoi ne pas le dire ? Mon idée est de lui faire sa fête.
Bien que les effets de cet « organe » qui nous est advenu soient désormais notoires, il n'est jamais trop tard pour y aller voir d'un peu plus près ce qu'il en est de ce pouvoir que le langage exerce. Certains le disent absolu, une fois pour toutes, et n'en parlons plus. D'autres qui se sont retrouvés rares, épars, exilés, confondus, ont ravivé, chacun à sa manière, un certain regard qui ne comprend pas, ne reconnaît pas le bien-fondé de ce que langage élabore et institue. Innocents, leurs mains sont pleines, comme on le dit d'une femelle, ces mêmes mains que ces enfants là regardent, fascinés, et certes, ils ne se le disent pas que c'est la leur, comme il faut bien que le langage nous l'enseigne pour parvenir à ses fins qui nous échappent tout autant que nous échappent les infinis de ces « maniers » fort communs dont tracer advient. »


La lecture des trois numéros des « Cahiers de l'Immuable » dont sont extraits les citations précédentes fournissent de très riches matériaux sur la question, politique, du « corps commun », de ce qui relie les membres d'une collectivité, laquelle se définirait plutôt comme l'entrelacs de plusieurs réseaux. A quoi s'ajoute parfois une très forte demande des enfants et jeunes accueillis d'un « identique », à l'intérieur duquel, certains signes servent de repères qui autorisent pour eux des initiatives. Tel est un des paradoxes que transcrivent les cartes et leur sémiologie, ne pas vouloir soigner, éduquer, institutionnaliser tout en maintenant une permanence, suffisamment effective, accompagner.


Denis Decourchelle
Ethnologue, écrivain.

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