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Jean Genet, la fleur du mal

Publié le 10/12/2010
Jean Genet aurait eu cent ans ! De nombreuses rééditions, inédits, essais et colloques saluent l'oeuvre de ce grand des lettres.
Né de père inconnu, puis abandonné, celui qui fut pupille de l'État sous le «matricule 192.102» n'apprendra son vrai nom qu'à l'âge légal de 21 ans : Genet, celui de sa mère qui le confia à l'Assistance publique et qu'il découvre sur son acte de naissance. C'est à partir de cette blessure qu'il se forgera sa mythologie personnelle : Genet, par homonymie avec la fleur, devient le symbole d'une quête identitaire, des racines qui lui manquent – ce n'est pas un hasard si, plus tard, on trouvera dans son œuvre le thème récurrent de la fleur. La quête du beau se mêlera toujours chez lui à son revers maléfique, comme le laisse entendre cet extrait autobiographique du Journal du voleur :
« Je fus élevé dans le Morvan par des paysans. Quand je rencontre dans la lande - et singulièrement au crépuscule, au retour de ma visite des ruines de Tiffauges où vécut Gilles de Rais - des fleurs de genêt, j'éprouve à leur égard une sympathie profonde. Je les considère gravement, avec tendresse. [...]Elles me rendent au passage hommage, s'inclinent sans s'incliner mais me reconnaissent. Elles savent que je suis leur représentant vivant, mobile, agile, vainqueur du vent. Elles sont mon emblème naturel, mais j'ai des racines, par elles, dans ce sol de France nourri des os en poudre des enfants, des adolescents enfilés, massacrés, brûlés par Gilles de Rais. »

Enfant, il commet de petits larcins puis se retrouve à 16 ans, après de nombreuses fugues, envoyé dans la colonie pénitentiaire de Mettray où il lit avec voracité Dostoïevski, Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Ronsard, Chateaubriand, Racine, Nerval... Il s'engage dans la Légion à 18 ans (Syrie, Jordanie, Maroc) et déserte au bout de 6 ans. Emprisonné à Fresnes et à la Santé pour vols répétés, désertion, falsification, vagabondages, il commence à écrire cinq livres dont trois à dimension autobiographique : Notre-Dame-des-fleurs (1942), Miracle de la Rose (publié en 1943-1944), Journal du voleur (publié en 1949)... Ces expériences carcérales successives (entre 1937 et 1944) lui inspireront certains de ses plus beaux textes, dont le célèbre poème subversif Le Condamné à mort, qu'il imprime à ses frais.

Le vol d'une édition des Fleurs du mal l'amène à recevoir le soutien et l'amitié de Jean Cocteau qui permettra sa libération définitive en 1944 : « J'étais condamné à perpétuité. Sartre et Cocteau connaissaient mes romans et demandèrent ma libération. Beaucoup de gens ont signé ; parmi ceux dont je me souviens, hormis Sartre et Cocteau, il y avait Picasso, Breton, Queneau... » (Le poète maudit, in Théâtre, Bibliothèque de la Pléiade). En effet, ses écrits jugés provocateurs font scandale et circulent sous le manteau. Car Jean Genet est un être libre et dérangeant, tant par sa pensée, par son homosexualité, que par ses sujets de prédilection : l'univers de la prison, les voyous magnifiques, l'érotisme du corps. Son style mêle avec force crudité et images poétiques ; la beauté de la langue y côtoie sans fard l'obscénité, jusqu'au sordide qui se trouve transcendé par une dimension mystique.

Ses débuts littéraires se font dans la clandestinité et il a affaire avec la censure dès Notre-Dame-des-Fleurs où il met en scène le milieu des travestis et des maquereaux dans le Paris des années 1930. En 1945 paraît Querelle de Brest , roman érotique et cynique qui emprunte une trame policière, et est sans doute son livre le plus explicite sur l'homosexualité, entre ironie et tragédie. Avec Pompes funèbres, l'oeuvre de Genet se fait plus politique : l'ouvrage mêle de trouble façon l'Histoire nazie aux turpitudes personnelles de l'auteur qui a aimé un jeune résistant assassiné.

Le jugement de Cocteau reste encore d'actualité pour comprendre l'ambiguïté (fascination et rejet) qu'il a toujours suscitée : « La bombe Genet. Le livre est là, terrible, obscène, impubliable, inévitable. On ne sait par où le prendre. Il est, il sera. Obligera-t-il le monde à devenir tel qu'il puisse y paraître ? Pour moi, c'est le grand événement de l'époque. Il me révolte, me répugne et m'émerveille ».

Déjà en 1947, sa première pièce Les Bonnes fait polémique. Jouée au théâtre de l'Athénée dans une mise en scène de Louis Jouvet, elle est mal accueillie, boudée par le public et éreintée par la critique. Cette tragédie sanglante augure du parfum de scandale qui accompagnera toutes les pièces de Genet puisque les deux soeurs assassines forment un couple infernal et sulfureux sous l'égide du sadisme, de l'inceste et de l'homosexualité. Passionné par le cinéma, il réalise en 1950 son seul film : entièrement muet et en noir et blanc, inspiré par sa pièce sur l'univers carcéral Le Bagne, Un chant d'amour épouse parfaitement les obsessions de l'homme et de sa création.

La reconnaissance du milieu intellectuel dans les années 50 coïncide avec le début de publication de ses Œuvres complètes chez Gallimard. Assorties d'une ample préface biographique rédigée par Jean-Paul Sartre, Saint-Genet comédien et martyr accroît sa notoriété en France et à l'étranger tout en révélant l'admiration sincère du philosophe et ami pour Genet. Pourtant, comme il avait déjà maladroitement procédé pour Baudelaire et plus tard pour Flaubert, Sartre démontre que le destin de Genet est voué à l'échec tout en faisant apparaître les contradictions de son œuvre et de sa vie, oscillant entre création et destruction, mysticisme et athéisme, anarchisme et idéalisme. En 1957, Georges Bataille réagit à cette préface controversée dans un chapitre de son essai La littérature et le Mal. La réponse de Genet se trouve au détour de deux textes inédits publiés récemment par Gallimard : La Sentence, suivie de J'étais et Je n'étais pas.
Involontairement, l'essai de Sartre plonge Genet dans une dépression qui le conduit à un quasi-silence et tarissement de sa production pendant six ans. Il revient à l'écriture par le théâtre, les pièces s'enchaînent alors, dont le succès rime avec scandale : Le Balcon en 1956 met en scène une tenancière de bordel pendant la Révolution ; Elle est une violente satire sur le pape et ne sera publiée à titre posthume qu'en 1988 ; Les Nègres en 1958 sera créée par Roger Blin tout comme en 1961 Les Paravents qui prend violemment position contre la guerre d'Algérie en brossant un portrait au vitriol de l'armée française. Dans le même temps, paraissent ses trois essais sur l'art : L'Atelier d'Alberto Giacometti, Le secret de Rembrandt et l'émouvant Le funambule – traité de mise en scène et chant d'amour dans lequel il rend hommage à son compagnon, artiste de cirque, qui se donna la mort en 1964 – Genet ne s'en remit jamais.

La question politique préoccupe également beaucoup Genet qui n'hésite pas à se mobiliser à partir des années 60 envers ceux qu'il juge les laissés-pour-compte du pouvoir : auprès des Black Panthers aux Etats-Unis, des activistes japonais révolutionnaires, de la Fraction armée rouge en Allemagne et des soldats de la cause palestinienne. Cet engagement radical et ambigu se trouvera de nouveau controversé, le poussant encore à la marge et il en paiera le prix jusqu'après sa mort : son image se brouille et se ternit de suspicions (notamment d'antisémitisme), alors qu'il n'a eu de cesse de se proclamer animé avant tout par un esprit de révolte et de défense des plus faibles.

Après vingt-cinq ans de silence paraît en 1986 Un captif amoureux, somme de souvenirs et bilan d'une vie, qui sera son dernier livre. L'écrivain y raconte ses combats, ses séjours dans les camps palestiniens de Jordanie et du Liban. Atteint d'un cancer de la gorge, affaibli, dans la nuit du 15 avril 1986 il fait une mauvaise chute dans les escaliers du Jack's Hotel, Paris, 13ème. Il meurt, seul, dans la chambre 205. Son corps est enterré dans le cimetière espagnol de Larache, au Maroc, en haut d'une falaise, face à la Méditerranée.

Bibliographie