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Le dernier manuscrit d'Irène Nemirovsky

Publié le 31/12/2007
Le manuscrit a passé plus de 60 ans dans l'oubli. La couverture est gravée des initiales I.N. L'écriture, bleue pâle, est serrée et raturée. Il faut économiser l'encre et le papier en temps de guerre. 60 ans après la Libération, « Suite Française » est enfin éditée et consacrée. Son auteure, Irène Némirovsky a connu une destinée aussi romanesque que tragique.

Née en Ukraine en 1903 et issue de la bourgeoisie juive, Irène Nemirovsky a connu une enfance privilégiée mais solitaire, entre un père adoré mais très pris, et une mère qui la déteste. Fuyant la Révolution Russe, la famille Nemirovsky vient s'établir en France en 1919. Irène découvre le Paris des années « folles », la vie fastueuse des bals et des séjours sur la côte d'Azur ou basque, et la fréquentation de l'aristocratie russe, qui nourrira ensuite son œuvre. Après des études de lettres et quelques nouvelles publiées dans des revues, elle envoie anonymement en 1929 un roman, David Golder, aux éditions Grasset. Bernard Grasset est enthousiasmé par la chronique de cet homme d'affaire redoutable, aussi détestable que bouleversant, qui reprend à son compte les pires défauts des caricatures antisémites. Le mystérieux écrivain met du temps à se faire connaître... Et Grasset est stupéfait de découvrir que son auteur est une jeune femme de 26 ans, qui vient juste d'être mère, et qui signe un 1er roman à la plume féroce. Il est instantanément salué par la critique comme un chef-d'œuvre. Pour ses publications suivantes, Irène Nemirovsky est célébrée par des écrivains aussi hétérogènes que Morand, Drieu La Rochelle, Cocteau, Brasillach… Ses livres sont adaptés au cinéma, ses nouvelles publiées dans des revues. Elle ne se prive pas de vilipender les défauts d'une bourgeoisie qu'elle connaît bien, s'inspire des grands espaces slaves, aborde des thèmes majeurs de son œuvre : la relation avec la mère, et la judéité qu'elle ne peut, ni ne veut assumer, lui valant un certain ressentiment de la communauté juive.

En 1940, Irène Nemirovsky, comme des milliers de ses semblables, juifs assimilés ou convertis, va se faire recenser par loyalisme et est victime du 1er Statut des Juifs. Confrontée à la lâcheté et à la trahison, elle continue tout de même à publier sous un nom d'emprunt. « Mon Dieu ! Que me fait ce pays ? Puisqu'il me rejette, considérons-le froidement, regardons-le perdre son honneur et sa vie (…) Durcissons-nous le cœur. Attendons. » Réfugiée dans un village de Saône-et-Loire, en zone occupée, elle écrit inlassablement jusqu'à son arrestation en juillet 1942. Désillusionnée mais sans révolte, elle sait que ses dernières œuvres seront posthumes : « Je ne manque pas de cœur à l'ouvrage, mais le but est long et le temps est court ». Elle a juste pris le soin de régler le sort de ses petites filles. Fou de douleur, son mari est arrêté à son tour quelques jours plus tard. Il confie à sa fille Denise le dernier manuscrit d'Irène, Suite Française. Les fillettes, planquées dans la région bordelaise jusqu'à la fin de l'Occupation, conserveront toujours avec elles, et malgré le danger, le gros manuscrit gravé I.N. qui leur sert d'oreiller.

Les années ont coulé sur la douleur des filles d'Irène Nemirovsky. Denise et Elisabeth ont attendu, en vain, le retour de leurs parents, disparus à Auschwitz. Après la guerre, les œuvres posthumes d'Irène Nemirovsky sont éditées chez Albin Michel, qui a toujours soutenu ses filles. En 1992, Elisabeth Gille consacre à sa mère une biographie romancée,  Le mirador. Elle fait le constat d'une identité refusée, qui s'est imposée de la manière la plus atroce. Denise, quant à elle, détient toujours son trésor : le manuscrit de Suite Française. Elle entreprend de le déchiffrer, douloureusement, sans se résoudre de le faire publier, par peur de trahir sa mère qui a laissé un roman inachevé. Pourtant, une rencontre avec Myriam Anissimov, qui signera une remarquable préface, finit par la convaincre de le faire éditer. Le génie patient d'Irène Nemirovsky sort à nouveau de la nuit et du brouillard.

Suite Française, roman bouleversant et intimiste, dévoile avec lucidité les réactions de Français confrontés au traumatisme de l'exode et de l'Occupation. Dans un village occupé par les Allemands, des tensions sociales et des frustrations se réveillent. Irène Nemirovsky n'a rien perdu de son cynisme, ni de son acuité. En 2004, elle reçoit, à titre posthume, avec Suite Française, le prix Renaudot. Un hommage autant qu'une réparation et une invitation à redécouvrir l'œuvre de ce grand écrivain, car comme l'écrit la romancière Clémence Bouloque « Irène Némirovsky n'a de sépulture que son oeuvre. Visiter la sienne, dans ses pages est un devoir, que récompense, pour le lecteur, un éblouissement ».

- Nathalie Vallez

Bibliographie