Pour fêter
ses dix ans de vie active, engagée et indépendante, Le Passant
Ordinaire, à l'origine revue devenue aussi "éditeur de livres", donne
une nouvelle jeunesse à sa collection Poches de résistance, en
reéditant Mépris social, d'Emmanuel Renault, et en publiant Les
Maladies de l'homme normal, de Guillaume le Blanc ainsi que Violences
invisibles de Patrick
Baudry.
C'est l'occasion pour nous de nous (re)pencher sur ces petits livres rouges très
soigneusement imprimés et denses qui offrent un regard aiguisé mais généreux
sur le(s) monde(s). Tous reliés par un propos fort porté par la critique
sociale, ils abordent les questions posées par la politique, l'économie, la
philosophie, la sociologie, au centre desquelles se trouve l'homme dans sa
dimension individuelle et collective.
Les Maladies de l'homme normal
Philosophe et Maître de
conférences à l'Université de Bordeaux, entre-autres, Guillaume le Blanc
s'attaque à une notion qu'il veut combattre comme n'allant pas de soi, celle de
normalité.
La définition de la norme, en négatif de l'anormal, amène l'homme
à se situer et à s'identifier à l'homme normal, et donc à définir une
anormalité, des pathologies, des déviances sociales dont il doit absolument se
protéger. Ainsi, face à l'homme dit normal et qui se perçoit comme tel (dans ses
façons de penser, travailler, consommer, vivre sa sexualité ...), il y aurait
l'hors-normes, donc l'anormal, à fuir ou à écarter.
Mais l'homme, engoncé
dans sa normalité sociale et psychique souffre de ne pouvoir qu'être respectueux
de toutes les normes imposées, de ne pouvoir s'affranchir de ce que finalement
il ne connait qu'inconsciemment, les règles et normes étant intégrées par
l'individu au sein du système dans lequel il vit.
Ce trop-plein de normalité
étouffe alors les capacités de l'homme à construire son monde interne et
quotidien ou à contester celui qu'il considère comme injuste. Il perd
par-là son pouvoir créatif et développe une pathologie sociale de la normalité,
une angoisse sourde, et par peur de désintégration sociale l'homme (trop) normal
reste statique, presque inanimé.
Le propos de Guillaume le Blanc, dont le travail se
situe à la croisée de Georges Canguilhem, Michel Foucault et Judith Butler,
n'est évidemment pas dans l'apologie romantique de l'anormalité (folie, déviance
et autres termes tristement cliniques) mais dans l'appel à l'homme à renouer
avec son quotidien, se l'approprier à nouveau, à réinventer sa "vie ordinaire",
en échappant aux pressions normatives.
Mépris social
Ethique et
politique de la reconnaissance
La
reconnaissance, courant éthique et politique en philosophie (Hegel, C. Taylor,
F. Fischbach, J. Habermas, A. Honneth et aujourd'hui E. Renault), pose les
questions de citoyenneté et d'indentité concernant les populations marginalisées
dans la société libérale (minorités ethniques, culturelles, sociales...).
Cette pensée vient de la nécessité de repolitiser la morale, face à une
tendance qui tend à l'inverse, c'est-à dire la moralisation de la politique qui
vérouille les critiques efficientes du capitalisme.
Pour Emmanuel Renault, maître de conférences à l'ENS de Lyon, il
importe d'instaurer une politique de la reconnaissance face à ce qu'il appelle
le mépris social. Les "méprisés" et "blessés" sociaux, dominés et
laissés-pour-compte, n'ont aujourd'hui plus de voix pour exprimer leurs
souffrances, et quand celles-ci sont exprimées, elle ne sont pas entendues, ou
mal interprètées, détournées de leur véritable revendication ; celle, pour les
gens sans voix et sans voies, d'être reconnus comme des individus à part
entière.
Il faut alors se placer du côté de ceux-là, les "vaincus", et
établir une nouvelle éthique avec la volonté d'aborder politiquement les grandes
questions (économie, justice, urbanisme...) pour lutter contre le déni social.
L'auteur illustre notamment son propos avec l'exemple de la stigmatisation médiatique
du mal et de la violence dans les banlieues, dans lesquelles on ne
voit plus des lieux de souffrance et de maltraitance politique mais des microcosmes
où règne la déliquescence morale et culturelle, et dont on
écarte toute réflexion politique en se réfugiant confortablement derrière des causes morales.
Violences invisibles
Corps, monde urbain, singularité
Quelle est cette violence qu'on invoque à tout bout de champ, et
souvent à tort et à travers ?
Patrick Baudry veut l'analyser à
contre-courant, non pas pour proposer de nouvelles (fausses) pistes afin de
faire semblant de vouloir la résorber mais pour l'éclairer différement,
tout en revendiquant "qu'il est encore possible de dire quelque chose et de ne
pas dire n'importe quoi".
Le propos n'est pas d'aborder la question de la
violence intrinsèque à tout sujet, ni celle ultra-médiatisée afin d'en chercher
les tenants et les aboutissants et de dresser un état des lieux des violences,
mais plutôt de démontrer que la plus féroce est aussi la plus évidemment
impalpable, à savoir la violence constitutive de la société contemporaine. Pour
saisir cette dimension profondemment politique, à condition qu'il en ait la
volonté, le sociologue doit alors regarder ailleurs, revenir en amont et ne pas
se focaliser sur le seul visible, le constatable.
La violence trop voyante
(un abris-bus dévasté, une insulte lachée) focalise tous les regards et discours
médiatico-politiques (et même sociologiques) et cache les "violences
invisibles". Il faut donc s'extraire de la simple observation des faits désignés
violents et strictement violents, et analyser leurs origines, pour y lire aussi
un sens, en même temps que saisir alors l'essence de la violence invisible.
Isoler la violence agressive, c'est limiter l'analyse qu'on pourrait avoir.
Baudry relie donc la violence, cette notion finalement floue, aux thèmes
qu'il connait bien : la mort, l'urbain, les images, afin de faire émerger la
réelle problématique, la construction du sujet et sa singularité.
Il se positionne aussi de la sorte
contre une certaine façon de faire encore de la sociologie, monodisciplinaire et
par là restrictive, proposant ainsi une reflexion épistémologique et éthique en
appelant à la responsabilité du chercheur, laquelle passe par un
"investissement" de celui-ci dans son sujet.
Jonathan Burgun