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Le Passant Ordinaire

Publié le 15/04/2004
Les années passent et le Passant ordinaire continue sa route.

Pour fêter ses dix ans de vie active, engagée et indépendante, Le Passant Ordinaire, à l'origine revue devenue aussi "éditeur de livres", donne une nouvelle jeunesse à sa collection Poches de résistance, en reéditant Mépris social, d'Emmanuel Renault, et en publiant Les Maladies de l'homme normal, de Guillaume le Blanc ainsi que Violences invisibles de Patrick Baudry.

C'est l'occasion pour nous de nous (re)pencher sur ces petits livres rouges très soigneusement imprimés et denses qui offrent un regard aiguisé mais généreux sur le(s) monde(s). Tous reliés par un propos fort porté par la critique sociale, ils abordent les questions posées par la politique, l'économie, la philosophie, la sociologie, au centre desquelles se trouve l'homme dans sa dimension individuelle et collective.

 

 

Les Maladies de l'homme normal

Philosophe et Maître de conférences à l'Université de Bordeaux, entre-autres, Guillaume le Blanc s'attaque à une notion qu'il veut combattre comme n'allant pas de soi, celle de normalité.
La définition de la norme, en négatif de l'anormal, amène l'homme à se situer et à s'identifier à l'homme normal, et donc à définir une anormalité, des pathologies, des déviances sociales dont il doit absolument se protéger. Ainsi, face à l'homme dit normal et qui se perçoit comme tel (dans ses façons de penser, travailler, consommer, vivre sa sexualité ...), il y aurait l'hors-normes, donc l'anormal, à fuir ou à écarter.
Mais l'homme, engoncé dans sa normalité sociale et psychique souffre de ne pouvoir qu'être respectueux de toutes les normes imposées, de ne pouvoir s'affranchir de ce que finalement il ne connait qu'inconsciemment, les règles et normes étant intégrées par l'individu au sein du système dans lequel il vit.
Ce trop-plein de normalité étouffe alors les capacités de l'homme à construire son monde interne et quotidien ou à contester celui qu'il considère comme injuste.  Il perd par-là son pouvoir créatif et développe une pathologie sociale de la normalité, une angoisse sourde, et par peur de désintégration sociale l'homme (trop) normal reste statique, presque inanimé.
Le propos de Guillaume le Blanc, dont le travail se situe à la croisée de Georges Canguilhem, Michel Foucault et Judith Butler, n'est évidemment pas dans l'apologie romantique de l'anormalité (folie, déviance et autres termes tristement cliniques) mais dans l'appel à l'homme à renouer avec son quotidien, se l'approprier à nouveau, à réinventer sa "vie ordinaire", en échappant aux pressions normatives.

 

 

Mépris social
Ethique et politique de la reconnaissance


La reconnaissance, courant éthique et politique en philosophie (Hegel, C. Taylor, F. Fischbach, J. Habermas, A. Honneth et aujourd'hui E. Renault), pose les questions de citoyenneté et d'indentité concernant les populations marginalisées dans la société libérale (minorités ethniques, culturelles, sociales...).
Cette pensée vient de la nécessité de repolitiser la morale, face à une tendance qui tend à l'inverse, c'est-à dire la moralisation de la politique qui vérouille les critiques efficientes du capitalisme.
Pour Emmanuel Renault, maître de conférences à l'ENS de Lyon, il importe d'instaurer une politique de la reconnaissance face à ce qu'il appelle le mépris social. Les "méprisés" et "blessés" sociaux, dominés et laissés-pour-compte, n'ont aujourd'hui plus de voix pour exprimer leurs souffrances, et quand celles-ci sont exprimées, elle ne sont pas entendues, ou mal interprètées, détournées de leur véritable revendication ; celle, pour les gens sans voix et sans voies,  d'être reconnus comme des individus à part entière.
Il faut alors se placer du côté de ceux-là, les "vaincus", et établir une nouvelle éthique avec la volonté d'aborder politiquement les grandes questions (économie, justice, urbanisme...) pour lutter contre le déni social.
L'auteur illustre notamment son propos avec l'exemple de la stigmatisation médiatique du mal et de la violence dans les banlieues, dans lesquelles on ne voit plus des lieux de souffrance et de maltraitance politique mais des microcosmes où règne la déliquescence morale et culturelle, et dont on écarte toute réflexion politique en se réfugiant confortablement derrière des causes morales.

 

 

Violences invisibles
Corps, monde urbain, singularité

Quelle est cette violence qu'on invoque à tout bout de champ, et souvent à tort et à travers ?
Patrick Baudry veut l'analyser à contre-courant, non pas pour proposer de nouvelles (fausses) pistes afin de faire semblant de vouloir  la résorber mais pour l'éclairer différement, tout en revendiquant "qu'il est encore possible de dire quelque chose et de ne pas dire n'importe quoi".
Le propos n'est pas d'aborder la question de la violence intrinsèque à tout sujet, ni celle ultra-médiatisée afin d'en chercher les tenants et les aboutissants et de dresser un état des lieux des violences, mais plutôt de démontrer que la plus féroce est aussi la plus évidemment impalpable, à savoir la violence constitutive de la société contemporaine. Pour saisir cette dimension profondemment politique, à condition qu'il en ait la volonté, le sociologue doit alors regarder ailleurs, revenir en amont et ne pas se focaliser sur le seul visible, le constatable.
La violence trop voyante (un abris-bus dévasté, une insulte lachée) focalise tous les regards et discours médiatico-politiques (et même sociologiques) et cache les "violences invisibles". Il faut donc s'extraire de la simple observation des faits désignés violents et strictement violents, et analyser leurs origines, pour y lire aussi un sens, en même temps que saisir alors l'essence de la violence invisible.
Isoler la violence agressive, c'est limiter l'analyse qu'on pourrait avoir.
Baudry relie donc la violence, cette notion finalement floue, aux thèmes qu'il connait bien : la mort, l'urbain, les images, afin de faire émerger la réelle problématique, la construction du sujet et sa singularité.
Il se positionne aussi de la sorte contre une certaine façon de faire encore de la sociologie, monodisciplinaire et par là restrictive, proposant ainsi une reflexion épistémologique et éthique en appelant à la responsabilité du chercheur, laquelle passe par un "investissement" de celui-ci dans son sujet.

Jonathan Burgun