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Pierre Desproges, l'orfèvre de l'humour noir

Publié le 27/08/2008
Drôle d'anniversaire. Vingt ans déja. Pierre Desproges nous quittait. Tout en lui nous manque. Son visage chafouin, sa façon doucement triste d'être au monde, son angoisse d'en être trop tôt séparé, sa ferveur étonnamment pudique. Alors on se venge comme on peut : on le lit. Beaucoup.
Des milliers d'exemplaires vendus depuis sa disparition. Preuve irréfutable que la mort n'a pas eu le dernier mot. Mieux : c'est la vie qui nous revient dans ses pages, plus intrépide, plus espiègle, plus rieuse aussi. Oui, nous ne pouvons qu'en convenir – à le relire- quelque chose de cette mort recule… Pourtant, il ne nous épargnait pas. Conjuguant acidité et absurdité, il maniait la langue comme un fouet, capable de caresser mais après avoir giflé. Tout ce qui existait en nous et en dehors de nous était -  sous les assauts de sa verve corrosive - bousculé, mutilé, atrophié, mis sens dessus dessous. Rire avec lui, c'était surtout apprendre à rire contre nous. Un humour grinçant où les joyeusetés avaient peu d'abandon. De fausses résistances en timides acceptations, on avait fini par baisser la garde et l'adopter.

 Ses débuts furent timides. Après avoir mis un point d'honneur à demeurer cancre en classe, puis sceptique soldat pendant la guerre d'Algérie, il devient rédacteur de comptes rendus de courses hippiques. Très vite, Bernard Morrot, un maître du journalisme notoirement méconnu, le remarque. Amusé par sa jeune causticité, il lui confie la rubrique « Chats écrasés » dans le journal « L'aurore ». Ce n'est qu'en 1975 que le grand public va découvrir Pierre Desproges  grâce à Jacques Martin qui l'intègre dans la bande des chroniqueurs du «Petit Rapporteur », au coté du tout aussi irrévérencieux Daniel Prévost. Les secousses euphorisantes de cette cohorte de déjantés ébranlent un paysage télévisuel alors plutôt  frileux. Quelques années plus tard, il décide de sévir à la radio au coté de Thierry Le Luron, puis comme procureur dans l'équipe mythique du « Tribunal des flagrants délires » sur France Inter avec ses « coreligionnaires en subversion » Claude Villers et Luis Rego, « l'avocat le plus bas d'inter ». Ce rendez-vous quotidien est plébiscité par des milliers de fidèles auditeurs. Avant de lancer ses flèches trempées d'acide, Pierre Desproges démarre ses plaidoiries par son sempiternel « Françaises, Français, Belges, Belges, public chéri, mon chien, mon amour ». Pour autant, Pierre Desproges  ne s'éloigne pas de l'écriture: il se voit confier l'impertinente chronique « Les étrangers sont nuls » à « Charlie Hebdo » et rédige plusieurs livres. En 1984, son copain Guy Bedos le convainc de  se produire sur scène. Nouveau défi. A lui-même comme à son cancer qui cherche à gagner la partie.

Rappelez-vous. Il était le pur reflet des années 80. Qu'il s'agisse de ses apparitions rituelles dans « La minute nécessaire de Monsieur Cyclopède » ou de ses harangues radiophoniques, sa verve attaquait les corps constitués, rétablissait en leur cynique vérité les discours usés et les valeurs essoufflées de l'époque. Patrick Sabatier, en tant que maître incontesté de la bienveillance ambiante, subit de plein fouet son ironie mordante : « j'ai connu des topinambours qui avaient le regard plus vif ». Ses paroles, tout aussi efficacement, explosent l'arrogance légendaire de Jean-Marie Le Pen : « Je suis sûre qu'il y a plus d'humanité dans l'oeil d'un chien quand il remue sa queue, que dans la queue de Le Pen quand il remue son oeil. ».

 Rien ne semble l'arrêter. Il va jusqu'à moquer ceux qui, pour se donner bonne conscience, ressassent les souvenirs douloureux d'un siècle d'hécatombes patriotiques et de charniers : « Vous ne me ferez pas croire que les Juifs ne manifestaient pas une certaine hostilité au régime nazi  (…) ni que s'ils allaient en si grand nombre à Auschwitz, c'est parce que c'était gratuit. ». Aujourd'hui serait-il censuré ?

Rappelez-vous. Rien, ni personne ne résistait aux assauts de sa dérision acerbe. Il fallait des victimes à l'humour de Desproges. Elles furent nombreuses : les donneurs de leçons, les « béatificateurs » de l'humanité, les personnalités du show-biz et leurs velléités philanthropiques, les politiques et les journaleux, les laids et les vieux, les médecins et les patients, les handicapés et les bien-portants, ses amis aussi. Quelques épargnés pourtant et de discrets hommages. La retenue en guise d'aveu. Et, sous le couvert d'un apparent cynisme, une infinie tendresse qui affleurait parfois : « Je sais pas pourquoi mais quand Tino Rossi est mort, j'ai repris deux fois des moules. Mais quand Brassens est mort, j'ai vraiment pleuré ». Ou  lorsqu'il feignait d'interviewer Françoise Sagan qui, interloquée et non moins attendrie, le laissait tripoter l'étoffe de sa jupe, s'enquérir des soins de nettoyage, ou encore lui montrer les photos de son chien et de son beau-frère en vacances dans le limousin!

S'il est refuge des âmes ulcérées, l'humour n'est pas pour autant désert du cœur. C'est ainsi que Desproges est grand. Au sein des évocations les plus sombres et angoissantes, il parsemait ses dialogues et ses récits de dissonances malicieuses et finalement galvanisantes. Un merveilleux conteur qui excellait dans le contrepoint. Son rire est si dur à partir, à oublier, car dans chaque mot il est prêt à revenir, à empoigner, à étreindre.  Un humour d'une insolence modernité. Non, la mort de Pierre Desproges n'a pas eu le dernier mot

- Isabelle Bunisset