Un coup de coeur de Mollat
Faire entendre une voix qui se dissimule derrière un texte, grâce à un CD d'entretiens, c'est permettre une écoute « vivante » de ce qu'un écrivain a à nous dire au-delà de son succès.
Ici, la voix de Marie NDiaye charme tant par sa douceur que sa détermination, voile de pudeur et de force, pleinement attentive aux commentaires que suscite une oeuvre déjà riche.
Ce qui frappe donc, c'est le contraste passionnant entre une forme de légèreté distanciée d'un regard posé sur son parcours d'écrivain précoce (elle n'a que 17 ans lors de sa première publication, dont elle assume a posteriori la naïveté de l'écriture trop stylisée) et la lourdeur des sujets abordés par sa littérature, voire le pessimisme qui imprègne son univers: pour preuve, l'étonnement d'entendre que son Autoportrait en vert soit perçu comme "sombre", elle qui le juge a posteriori "gai"...
La confirmation de ce heurt, frontière poreuse savamment entretenue entre « réel » et « irréel » que l'ambiguïté de la couleur verte (renouveau séduisant et maléfique ) entretient est mise en valeur par cette parution en écho. Cette fausse dualité est d'autant plus palpable à la lecture de l'essai de Dominique Rabaté qui scrute ce qui compose le "mythe personnel" de Marie NDiaye, sa constellation singulière à l'égale d'aucune autre et qui ne se rattache (elle le souligne elle-même dans les entretiens) à aucune école littéraire.
Son analyse souligne à quel point le sentiment d'inquiétante étrangeté irrigue l'imaginaire de ses textes jusqu'à gagner le lecteur baigné dans une sorte de brume crépusculaire, telle celle qui enveloppe la ville-personnage (dans son dernier ouvrage fort remarqué, Mon coeur à l'étroit) qui ressemble tant à Bordeaux mais comme incarnée et contaminée par cette atmosphère fantastique, tout comme le fleuve-mère (la Garonne) dans Autoportrait en vert. Cette intranquilité générale fait vaciller chaque personnage qui se trouve systématiquement en inadéquation (exil, isolement, ostracisme, abandon, trahison...) avec la famille, noyau fondateur de toute l'oeuvre de Marie NDiaye. Cette inadaptation sociale et économique devient l'image de la fêlure intime et indicible qui prend le plus souvent le masque de la honte, de l'imposture, de la Faute dont ni l'identité ni même l'écriture ne peuvent assurer la cohérence propre.
D'où notamment pour l'écrivain une forme de "réappropriation" de son patronyme (qui doit s'écrire Marie NDiaye) avant tout pour revendiquer à travers cette patrie française que la seule filiation dans laquelle elle se reconnaisse (et se trouve enfin reconnue) c'est la littérature.
Si le lecteur à son tour attentif à cette oeuvre exigeante mais foisonnante des multiples interrogations qu'elle suscite ne reçoit nulle réponse, c'est certainement parce que, comme l'avance avec pertinence Dominique Rabaté, c'est le propre de toute fiction de nous renvoyer, en un miroir inversé, à l'aporie originaire de toute entreprise romanesque. La seule "étrangeté [qui] est celle de l'écriture" creuse un hiatus (écho de l'inadéquation des personnages eux-mêmes) qui ne peut jamais se combler, sinon illusoirement par la seule grâce de " la littérature [qui] reste bien le lieu, violent et ravissant d'un écart éprouvé par un sujet au bord de la désindividualisation, dont cette oeuvre capitale sait nous parler avec force et justesse."