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Charlie Parker 1920-1955

Une actualité de Rayon Musique
Publié le 11/09/2020
A l'occasion du centenaire de la naissance de Charlie Parker, Jean-Hugues Larché, écrivain, nous fait l'amitié de partager avec nous et vous ce texte lyrique sur Bird.
   Parker maintenant
29 août 2020

    Charlie Parker a aujourd’hui cent ans. Déjà. Il nait à Kansas City en oiseau de bon augure. Il sera surnommé par ses amis musiciens Bird parce qu’il produit des sons d’oiseau très vif et qu’il ne mange que du poulet. Maniant parfaitement son saxophone alto qui libère l’entière émotion de sa voix intérieure, il illumine en météore le jazz, du début des années quarante au milieu des années cinquante. Imprégnant comme d’aucun son époque, son règne musical n’aura pas de fin.

    Charlie invente le Bebop avec Dizzy et Thelonious (tous les deux nés en octobre 1917). Be qui galope et bop qui vibre. Être qui caracole et bop qui saute ! Grands chevaux sur cuivres et percussions. Cavalcade d’une folie raisonnée de note en note. Notes enchaînées. Déchainées. Lecœur de Parker, l’esprit de Gillespie, le monde de Monk. Là, c’est le moment ! "Now the time" ! Le temps de secouer les puces du vieux solfège et des professeurs à métronome. Le moment de réveiller les filles du jazz et de les faire tourner en danseuses effrénées sur ce rythme détonnant qui les fait rire comme des bacchantes de Carpeaux.

    Ces trois-là et quelques autres (dont Miles) cassent la baraque du blues et des orchestres pour soirées blanches. Leur musique est supersonique, jamais entendue ça avant, ni après d’ailleurs. Grande santé du jazz. Après, on va vers le romantisme de Coltrane, l’expérimentation de Coleman ou le free un peu trop mental et démonstratif. Mais à ce moment précis de Now’s the time, c’est une maison de fou où chacun est le plus libre possible dans sa créativité. La fluidité emporte tout, aucune note n’accroche même en quadruple croche. Bird and Diz. Charlie dira : « Dizzy, l’autre moitié du battement de mon cœur ». La précision est horlogère, la rythmique d’une machine, la mélodie déchirante ou bienheureuse. Vitesse de félins sur leurs proies. Pure invention racée d’animal véloce. Les indiens Mohawk et Cherokee l’accompagnent. Joie de jouer dans la jungle urbaine. Plaisir des regards partagés entre musiciens. Improvisations sans fin. Relances permanente. Défi ludique. Quoi faire de mieux ? Je ne vois pas trop. Si ça va trop vite pour vous, n’entrez pas au Birdland ! Cette musique est une centrifugeuse.

    Dionysos qui resurgissait dans la modernité serait musicien Bebop. Ce serait sa forme la plus crédible et concevable. Véritable forme accomplie du baroque trois siècles plus tard, le Bebop est au jazz ce que le baroque est au classique. Musique assez proche de Rameau, je trouve, pour son inventivité de forme exceptionnellement gaie et de Vivaldi pour sa virtuosité galopante. Charlie transcende les genres comme Wolfgang. Parker serait-il le Mozart du XX° siècle ? Non, mais vous rigolez ! Ce roturier de Kansas City, qui pourrait croire ça ! Pourtant si l’on écoute bien… Dionysiaque, je vous dis. Et maintenant, même un classique !

    Les voyelles d’Arthur se transforment en couleurs ; les notes de Charlie (a noir, i rouge, e blanc) sont des couleurs d’anarchie teintée de pudeur qui se métamorphosent en guirlandes de mots. Ses phrases musicales sont des accélérations de bolides sur le Lac salé, des coups de tonnerre dans le désert d’Arizona, des matchs de boxe qui décochent crochets et uppercuts fulgurants. Jeux de jambes de gigue et circonvolutions acrobatiques sans fin. Plus l’alcool est fort, plus les trainées de poudre s’allongent dans des fumées enveloppantes, plus on se dégage du jazz à la papa. Les critiques voudraient bien comprendre. Le public peine à suivre. Les férus de jazz se lassent rapidement. Et en plus Charlie n’est pas que Bebop, pas plus que Pablo, cubisme.

    Souffleur de verre des profondeurs, concentration de yogi, endurance de marathonien. Virtuose de formes nouvelles, cet improvisateur heureux (visible sur les photos), émet des chorus déstabilisants qui enthousiasment illico ses partenaires de scène. Parker ne cherche pas, il joue. Jamais la même chose. De prises en prises. Flux et reflux, émotions, réminiscences, caresses, accolades, rebuffades, combats de coqs, esclandres, réconciliations. Avec l’apparence du plus grand calme. Toutes les notes s’enchainent, recréées pour tant de situations vécues ou imaginées. Quelle santé ! Quelle classe ! Le dégagement rêvé ! Sortie de la lourdeur de son propre corps. Issue pour les autres corps qui voudraient tenir le rythme. Sans pesanteur, le ciel se dégage. Éternité de la note bleue. Les filles frissonnent.

   Parker sort par la grande porte de l’air vicié des USA (irrespirable encore aujourd’hui). En son temps, il purifie l’atmosphère qui mondialement n’a jamais été aussi nettoyée depuis la bourrasque Rimbaud et la tempête Nietzsche. Sa pensée va plus vite que la musique. Tellement juste. Terrible humanité du velouté de ces notes-là. Logique d’ornithologue. Oiseau de paradis et d’enfer. Ses sons insupportables aux mortels du commun qui vont parfaitement à mes oreilles. Vitesse sans précipitation. Rythme libre, certitude, joie, pleurs de joie. J’en reprends encore une tranche. Allez, une autre session, une nouvelle prise. Encore. C’est de l’addiction à haute dose. Jour de joie sur terre, ce samedi, Parker a cent ans.

Jean-Hugues Larché

Charlie Parker