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Publié le 10/03/2022
«Pour penser la décolonisation, éloignons-nous de l’instrumentalisation du passé et regardons plutôt l’histoire. »
Décolonisations : le passé au présent - Un dossier de Guillaume Blanc
« Le passé pèse sur le présent. Nous le savons bien. Et les (dé)colonisations ne font pas exception. Du haut des escaliers de la gare Saint-Charles, par exemple, tous les voyageurs venus à Marseille par le train apercevront deux statues qui se font face : une femme à moitié nue la main posée sur une tête de lion, une autre, étendue aux côtés d’une défense d’éléphant et d’une guenon. Sculptées dans les années 1920, la première de ces femmes représente les Colonies d’Asie, la seconde, les Colonies d’Afrique. Les traces matérielles traversent le temps, et les idées aussi. Une guerre éclate au nord de l’Éthiopie et aussitôt, la presse évoquera les conflits « ethniques » qui minent « l’Afrique » : pas de peuples, là-bas ; mais des stéréotypes totalisants qui gomment les singularités de l’histoire et de l’actualité. Matérielles, culturelles, les traces du passé sont enfin politiques. Les campagnes présidentielles le rappelent sans cesse : à chaque projet d’avenir son jugement élogieux ou réprobateur sur les colonisations et les décolonisations. Mais de quoi parle-t-on, au juste ?
Au commencent, il y a la colonisation et son organisation de l’injustice. De l’Afrique à l’Asie, le régime de l’indigénat restreint la liberté des « indigènes ». En Indochine, les prostituées sont enfermées dans des dispensaires lorsqu’elles risquent de transmettre des maladies vénériennes aux Français. Au Niger, toute une nuit durant des femmes et des hommes peuvent taper l’eau avec leurs mains pour faire taire les crapauds qui gênent le sommeil de l’administrateur local. Il y a de l’injustice mais aussi, des circulations, des contestations et des relations. Quand au Vietnam, Michelin exploite les coolies qui produisent du caoutchouc puis des pneus, en France l’entreprise publie ses cartes grâce auquel parcourir les routes du pays. En Guinée, au Sénégal ou au Bénin, privées de leurs époux incarcérés, ce sont des militantes panafricaines qui portent la voix de l’anticolonialisme. En Algérie, des amitiés se tissent entre les écrivains Mouloud Feraoun et Albert Camus. Mais comme tant d’autres, ils seront séparés par le refus des puissants de voir la colonisation pour ce qu’elle est : un régime qui ne tolère pas la réciprocité.
Puis vient le temps des décolonisations. Parfois, tout est fait pour les empêcher : les Néerlandais écrasent la révolte des paysans indonésiens, les Français partent en guerre contre les Vietnamiens puis les Algériens, les Portugais refusent de quitter le Mozambique et l’Angola jusqu’en 1975. En d’autres lieux, la passation s’organise : lorsque les élites colonisées de l’Afrique de l’Ouest prennent la tête d’États-nations, ils savent que la Françafrique peut aussi bien garantir la grandeur de la France que la pérennité de leur pouvoir. Et depuis, partout, le legs colonial ne peut être compris qu’au cœur des sociétés où il se perpétue et se transforme. Ainsi lorsque des Hutu massacrent les Tutsi du Rwanda en 1994, beaucoup ont oublié que cette identification ethnique était une invention des colons : l’histoire n’est plus européo-africaine, elle est maintenant afro-européenne.
Ainsi vont les décolonisations. Elles continuent de marquer le quotidien de nos sociétés et pour le comprendre sereinement, il faut regarder l’histoire non pas pour ce qu’on aurait aimé qu’elle fut, mais simplement pour ce qu’elle est. »
[ La librairie Mollat remercie Guillaume Blanc, maître de conférences en histoire contemporaine à l'Université Rennes 2, pour sa collaboration et la rédaction de ce dossier consacré à l'histoire des décolonisations. Nous remercions également la graphiste Clara Delboé qui a composé cette magnifique illustration tout spécialement pour ce dossier. ]
« Le passé pèse sur le présent. Nous le savons bien. Et les (dé)colonisations ne font pas exception. Du haut des escaliers de la gare Saint-Charles, par exemple, tous les voyageurs venus à Marseille par le train apercevront deux statues qui se font face : une femme à moitié nue la main posée sur une tête de lion, une autre, étendue aux côtés d’une défense d’éléphant et d’une guenon. Sculptées dans les années 1920, la première de ces femmes représente les Colonies d’Asie, la seconde, les Colonies d’Afrique. Les traces matérielles traversent le temps, et les idées aussi. Une guerre éclate au nord de l’Éthiopie et aussitôt, la presse évoquera les conflits « ethniques » qui minent « l’Afrique » : pas de peuples, là-bas ; mais des stéréotypes totalisants qui gomment les singularités de l’histoire et de l’actualité. Matérielles, culturelles, les traces du passé sont enfin politiques. Les campagnes présidentielles le rappelent sans cesse : à chaque projet d’avenir son jugement élogieux ou réprobateur sur les colonisations et les décolonisations. Mais de quoi parle-t-on, au juste ?
Au commencent, il y a la colonisation et son organisation de l’injustice. De l’Afrique à l’Asie, le régime de l’indigénat restreint la liberté des « indigènes ». En Indochine, les prostituées sont enfermées dans des dispensaires lorsqu’elles risquent de transmettre des maladies vénériennes aux Français. Au Niger, toute une nuit durant des femmes et des hommes peuvent taper l’eau avec leurs mains pour faire taire les crapauds qui gênent le sommeil de l’administrateur local. Il y a de l’injustice mais aussi, des circulations, des contestations et des relations. Quand au Vietnam, Michelin exploite les coolies qui produisent du caoutchouc puis des pneus, en France l’entreprise publie ses cartes grâce auquel parcourir les routes du pays. En Guinée, au Sénégal ou au Bénin, privées de leurs époux incarcérés, ce sont des militantes panafricaines qui portent la voix de l’anticolonialisme. En Algérie, des amitiés se tissent entre les écrivains Mouloud Feraoun et Albert Camus. Mais comme tant d’autres, ils seront séparés par le refus des puissants de voir la colonisation pour ce qu’elle est : un régime qui ne tolère pas la réciprocité.
Puis vient le temps des décolonisations. Parfois, tout est fait pour les empêcher : les Néerlandais écrasent la révolte des paysans indonésiens, les Français partent en guerre contre les Vietnamiens puis les Algériens, les Portugais refusent de quitter le Mozambique et l’Angola jusqu’en 1975. En d’autres lieux, la passation s’organise : lorsque les élites colonisées de l’Afrique de l’Ouest prennent la tête d’États-nations, ils savent que la Françafrique peut aussi bien garantir la grandeur de la France que la pérennité de leur pouvoir. Et depuis, partout, le legs colonial ne peut être compris qu’au cœur des sociétés où il se perpétue et se transforme. Ainsi lorsque des Hutu massacrent les Tutsi du Rwanda en 1994, beaucoup ont oublié que cette identification ethnique était une invention des colons : l’histoire n’est plus européo-africaine, elle est maintenant afro-européenne.
Ainsi vont les décolonisations. Elles continuent de marquer le quotidien de nos sociétés et pour le comprendre sereinement, il faut regarder l’histoire non pas pour ce qu’on aurait aimé qu’elle fut, mais simplement pour ce qu’elle est. »
[ La librairie Mollat remercie Guillaume Blanc, maître de conférences en histoire contemporaine à l'Université Rennes 2, pour sa collaboration et la rédaction de ce dossier consacré à l'histoire des décolonisations. Nous remercions également la graphiste Clara Delboé qui a composé cette magnifique illustration tout spécialement pour ce dossier. ]
