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Jacques Ellul (1912-1994) 1

Publié le 08/06/2012
Penseur bordelais mais de réputation internationale, Jacques Ellul reste l'homme d'une contestation radicale...
Professeur de droit des Institutions et de sciences politiques il n'a de cesse de défendre la personne humaine contre la logique politico-administrative et étatique. À contre-courant, en sociologue, il assume une puissante analyse qui bouleverse notre compréhension de la société technicienne. Théologien protestant, il s'inscrit dans la lignée de Kierkegaard. Loin des dogmes, ses ouvrages s'ouvrent sur un immense espace de liberté. Le domaine de la foi est celui de l'audace. C'est l'homme de bien des risques : la Résistance, le refus des coteries parisiennes, la contestation écologiste avec 40 ans d'avance sur une époque et des collègues en pleine illusion sur les « progrès » des Trente Glorieuses. Très connu dès les années soixante aux États-Unis, il a profondément marqué ses étudiants bordelais.

Jacques Ellul : Une vie bien remplie

Né en 1912 à Bordeaux Jacques Ellul connaît une enfance heureuse. Par contre la crise de 1929 le contraint à donner des cours particuliers et l'incite à lire Marx .Docteur en droit en 1937, il est chargé de cours à Montpellier puis à Strasbourg. Avec son ami Bernard Charbonneau il adhère au mouvement Esprit d'Emmanuel Mounier mais il s'en sépare. Les groupes personnalistes gascons poursuivent leurs recherches avec B. Charbonneau et J. Ellul, multipliant des camps dans la nature. En juin 1940, ce dernier critique le Maréchal Pétain qui le révoque. Il se replie avec sa famille à Martres en Gironde et devient paysan .Très vite il s'intègre à un réseau protestant de protection de réfugiés et d'Israélites, procurant abri et faux papiers. A ce titre il est déclaré « Juste parmi les nations » à titre posthume. Il participe pacifiquement à la Résistance. Grâce à un recours en Conseil d'État, il peut passer, avec succès, l'Agrégation de droit romain en 1943. En 1944, secrétaire régional du Mouvement de Libération National, il participe au Comité Départemental de Libération. En 1944 il refuse le poste de préfet du Nord. Maire-adjoint de Bordeaux, il renonce au bout de six mois, dénonçant la bureaucratie et l'illusion politique. Il enseigne à la Faculté de Bordeaux et à Sciences-Po jusqu'en 1980. Il marque profondément ses élèves de droit et de Sciences -politiques par la clarté de son enseignement, par sa pédagogie, par sa disponibilité. Ses écrits, 58 livres et 1168 articles portent sur les deux volets de ses recherches : sociologie et théologie.

Jacques Ellul : Un sociologue aux intuitions prophétiques

La Technique ou l'enjeu du siècle est le livre clé de sa pensée sociologique. Ce livre est publié en 1954. Ellul démonte les mécanismes de notre société industrielle. Pour lui, l'élément décisif n'est pas le capital mais, plus profondément encore, la technique. Si l'économie n'est pas maîtrisée, c'est parce que la technique qui la sous-tend est elle-même autonome. La technique présente des caractères intrinsèques que l'on retrouve dans trois domaines : techniques de l'économie, de l'organisation, de l'homme. Le seul critère est l'efficacité maximale. L'homme doit seulement agencer les données. Le meilleur moyen s'impose. Tel est le premier caractère de la technique .Le deuxième caractère c'est l'auto-accroissement de la technique : la technique progresse selon un processus de causalité et non de finalité. Le moyen devient une fin. Autre aspect : l'unicité de la technique : il est impossible de distinguer bon usage ou mésusage : une technique donnée implique forcément tel type de conséquence. L'électronucléaire, par exemple, conduit à une société centralisée. Ellul décrit ensuite, cinquante ans avant les altermondialistes, l'universalisme et l'impérialisme de la technique. La technique se révèle autonome par rapport à l'État, à la morale, à l'homme. Historiquement, une coupure radicale s'est imposée avec le début de l'industrialisation au 18°s. La technique est déterminante, elle devient un milieu au XX°s ; et même, avec la robotique et l'informatique, un système qui risque de se refermer sur l'homme. C'est la technique qui aux USA comme en URSS ou ailleurs, façonne, oriente, structure l'évolution de la société, du mode de vie et des schémas de pensée. Ainsi, dès 1954 Ellul offre une vision critique de la société américaine et, 40 ans avant l'intelligentsia parisienne, il dévoile les ravages de la société de consommation : sur les mentalités, sur la nature, sur la désagrégation du corps social. Déjà, il décrit les dégâts des pesticides. Cela est rédigé dans une France qui ne sort des tickets de rationnement qu'en 1948 ! Il ne s'agit pour lui ni d'être un technophobe passéiste, ni d'avoir à choisir entre optimisme ou pessimisme mais d'accomplir une lecture historique réaliste : il en va de notre maîtrise des choses et de notre liberté. Dès 1970, il annonce la contradiction totale entre un monde, une biosphère limitée et un développement indéfini de l'économie. Il participe à la lutte contre le bétonnage de la Côte Aquitaine. Il s'engage contre les centrales nucléaires. Il dénonce l'illusion, le bluff technologique.

Ainsi toute une partie de sa réflexion porte sur l'aliénation. Ses ouvrages sur la propagande, ou sur le marxisme qui n'est plus qu'une une idéologie inadaptée font de lui un véritable contempteur de l'illusion politique. L'homme est aliéné parce qu'il a un profond besoin de se justifier, d'être en phase avec l'ambiance progressiste, d'intégrer les surdéterminations de la société, de « s'adapter » - maître mot de l'idéologie dominante - au corps social. Cela est d'autant plus pesant qu'il ne connaît la réalité qu'à travers une relation médiatisée : télévision, écrans, discours spécialisés, etc. Ellul décrit la nouvelle servitude volontaire de manière prémonitoire.

Pour lui, la révolution authentique ne peut passer que par une réappropriation du sens de l'existence, par un changement intérieur de la personne, en parole et en acte. L'échec de l'Espagne de 1936, l'échec du mouvement personnaliste de Mounier en 1938, l'échec de la Libération sont des mouvements de fond qui cependant ratent complètement la « révolution nécessaire ». Tout cela renforce ses exigences toujours aussi profondes : au nom de la simple liberté de l'homme, au nom aussi de ses exigences spirituelles.

Jacques Ellul : un théologien ouvert et paradoxal

Face à une société qui n'a d'autre but que le développement brutal et suicidaire de ses moyens techniques, Ellul s'adosse sur le seul point d'appui extérieur qui l'habite depuis l'âge de 17 ans : l'appel de la Bible. Ellul rappelle la liberté offerte par le Tout-Autre. Ainsi, pour notre historien, l'histoire n'est pas fermée. Quelles que soient les pesanteurs sociologiques, les possibles sont ouverts, le sens peut surgir d'une rencontre avec la parole biblique, avec le prochain.

La Bible n'est pas une occasion de rebâtir des théories fermées. La Bible est source de questionnements, de surprises, d'inattendus. Ellul s'adresse à l'homme réel, l'homme concret, ici et maintenant comme le disent dès 1930 les émules de Karl Barth dans la revue Foi et Vie. Cette liberté met en jeu la totalité de ce qu'est chaque chrétien. C'est une théologie du risque. La prière, la lecture de la bible déstabilisent, remettent en question. Tel est le cheminement que rencontre Ellul dans une fréquentation approfondie et renouvelée des textes hébreux et grecs. Rien n'est jamais acquis .La foi progresse au prix du doute. L'homme se sait pécheur et limité mais avance aussi dans la joie du pardon et de la grâce. Jacques Ellul, à rebours de Calvin confesse son espérance dans un salut universel.

Jacques Ellul interpelle l'Eglise Réformée et les croyants. Nous sommes pour lui « dans ce monde mais pas de ce monde » et de plus « il ne faut pas se conformer au monde », cf. Romains 12. Cela implique d'abord de désacraliser la technique, l'argent, mais aussi de déjouer l'idolâtrie technoscientiste et le mythe du progrès. Tel est l'axe de ses premiers ouvrages : « Présence au monde moderne » (1948), « L'Homme et l'argent » (1954), etc. D'autres ouvrages sont des réflexions pour notre époque à partir de textes bibliques : Genèse, prophètes, évangiles, Apocalypse. Par ailleurs, ses « Recherches éthiques pour les chrétiens », évitant tout dogmatisme explorent à nouveaux frais les sujets les plus concrets qui se posent à nous. Ses engagements œcuméniques au sortir de la guerre, son travail au Conseil national de l'Eglise Réformée de France se doublaient, d'un quotidien fort chargé sur la paroisse de Pessac : « pas de chrétien sans église ».

Les recherches d'Ellul se poursuivent au niveau de multiples groupes de réflexion aspirant à une société et à une économie réellement alternatives. Jacques Ellul est à la fois un homme de l'intériorité et un visionnaire sans pareil.

Michel Rodes

Photographie : ©DR


Michel Rodes présente le numéro 1 de la revue Foi et vie consacrée à Jacques Ellul :




Le droit

La technique

Les écrits politiques

Les écrits théologiques

Présentation de l'œuvre de Jacques Ellul