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La Divination

Publié le 21/05/2002
Divination ou présence au monde ?

Tout ce qui ne se conforme pas absolument à l'idéologie d'ailleurs infiniment plus technologique que politique du pouvoir est immédiatement soupçonné d'obscurantisme, de sectarisme, de naïveté folklorique. Ainsi des tarots ou du Yi-King (Yi-Jing, en transcription pinyin) qu'on relègue dédaigneusement au rayon « divination » pour mieux en dénoncer la vanité ridicule. Paradoxalement l'essence même du pouvoir, aujourd'hui plus hégémonique que jamais, est aussi de prétendre maîtriser l'à venir, condition première de son maintien ; mais il le fait à sa façon inimitable, selon son propre fétichisme du quantitatif abusivement érigé au niveau du rationnel le plus assuré: et voilà le monde géré exclusivement à grands renforts de statistiques, audits et autres sondages (dont on a encore récemment pu apprécier toute la rigueur scientifique).

Les tarots et le Yi-King sont-ils réellement des pratiques divinatoires ? Il semble bien que les premiers, avec leur incomparable richesse symbolique, et l'autre dans sa pureté toute abstraite, soient plutôt, par-delà les apparences, une autre lecture du monde à partir d'une question subjective. Pour le dire en termes philosophiques : le rapport vivant entre l'universel et le particulier. L'aléatoire du tirage serait la relation dialectique entre le monde lui-même, ouverture, potentialité, et le sujet en tant que sa limite, son actualité. Dans les deux cas la part énigmatique de l'oracle inciterait le sujet à élargir le champ de conscience de sa propre réflexion d'abord limitée à sa seule singularité. Heidegger définissait la différence entre alchimie et chimie en qualifiant la première comme volonté de présence au monde et la seconde comme volonté de puissance sur le monde. Et plus nettement encore, dès le xvie siècle Rabelais redoutait une « science sans conscience ». Il est tentant d'analyser dans cette optique l'approche des tarots ou du Yi-King, existentielle donc, contre la tyrannie statistique du machinisme triomphant.

Dans l'introduction à sa nouvelle traduction du Livre des changements, Cyrille Javary rapporte que le nombre exact des caractères du Yi-King, lui-même composé de 64 chapitres comportant en moyenne 64 idéogrammes, est de 4082, soit 12 de moins que le produit de 64 par 64 (4094). Il voit dans ce manque une « exigence philosophique » volontaire afin d'affirmer que le Yi-King n'est « ni parfait… ni parfaitement achevé, ce qui le rendrait infidèle à lui-même », le réduirait en un système. Cette espèce d'ironie est peut-être à rapprocher de celle de la première lame du tarot, sans doute la plus belle et la plus mystérieuse, où le Bateleur à l'air de nous prévenir que c'est nous-mêmes qui nous abusons en voyant ce que nous voyons, en comprenant ce que nous comprenons ; et que lui, s'il est bien pouvoir et initiation, est aussi jeu, illusion, changement, surprise…

Marie-Hélène Berthault