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Penser le sauvage

Publié le 26/03/2008
A l'occasion du colloque organisé à l'université de Bordeaux III par Barbara Steigler et Bruce Bégout sur le thème : "Penser le sauvage", voici un petit tout d'horizon bibliographique sur ce sujet.

Lorsque l'homme songe au sauvage il pense généralement à tout ce qui n'est pas civilisé, à tout ce qui appartient à la nature brute et parfois hostile, à tout ce qui se tient hors de son propre horizon, et où s'entremêlent des images de forêt obscure, de climats rudes, de bêtes fauves.Le sauvage évoque ce qui appartient à la forêt, à savoir à ce qui n'a pas encore été domestiqué ni cultivé, à ce chaos de vie à la fois abondant et violent, fécond et destructeur. Aussi l'homme entretient-il un rapport ambigu au sauvage, rapport fait de répulsions et d'attirances, d'aversion et de fascination. C'est que le sauvage signifie pour lui une vie non apprivoisée qui, par sa vitalité débridée, intensifie sa propre vie jusqu'au risque même de la destruction. L'homme perçoit dans le sauvage une source de vie et de mort. Il pressent que la vie sauvage nourrit en quelque sorte sa propre vie civilisée mais peut aussi, à tout moment, la frapper et l'abattre.

Si le rapport de l'homme au sauvage a toujours été traversé par cette ambivalence,
on peut considérer néanmoins que, jusqu'à une époque récente, les sociétés humaines accomplissaient une domestication assumée du sauvage, soit parce qu'elles pensaient obéir à l'injonction divine de dominer la Création, soit parce que, tout simplement, elles n'avaient d'autre choix que d'essayer de survivre à l'hostilité initiale des milieux naturels. C'est avec l'entrée dans l'âge industriel que cette sérénité a cédé la place à un sentiment diffus de malaise et de déchirement. Dès les prémices de l'ère industrielle au XVIIIe siècle, certains commencèrent à pressentir les dangers qui menaçaient le fond sauvage de la vie. C'est toute l'entreprise humaine de domestication du sauvage (de la technique à la culture, en passant par la civilisation) qui fut alors mis en question, voire en procès. Et tandis qu'au cours des siècles suivants se mettait en place l'exploitation effrénée des ressources naturelles, grandit parallèlement, du côté de l'art, de la littérature et de la philosophie, une exaltation tout aussi aveugle du fond sauvage de la vie. L'homme de l'ère industrielle en vint ainsi à se couper en deux. Participant quotidiennement, de par sa vie matérielle, à la destruction industrielle de la nature sauvage, il fit de sa vie spirituelle un espace de compensation – de l'art à la pensée théorique, célébrant inconditionnellement le sauvage, aux détentes du loisir et du tourisme, se complaisant, le temps d'un weekend ou de quelques vacances, à admirer le monde sauvage et à respecter la nature.

Penser notre rapport au sauvage, c'est d'abord s'inquiéter d'une telle scission entre sa destruction et sa célébration sans condition. Qui, de l'éleveur des sociétés traditionnelles ou du touriste s'extasiant devant la nature, est au plus près du respect que mérite le sauvage ? Penser le sauvage aujourd'hui, c'est d'abord veiller à ce que la pensée philosophique n'en vienne pas à célébrer, comme le tourisme de masse et l'industrie des loisirs, un « bon » sauvage de compensation. Penser le sauvage à partir de l'articulation, plutôt que sur le mode d'une célébration sans condition, c'est aussi penser le sens de sa préservation. Puisque toutes nos constructions (de la domestication animale à l'éducation et au gouvernement des hommes, en passant par la culture des plantes et l'organisation du quotidien) reposent sur le fond sauvage de la vie, puisque ce fond est à la fois l'humus fécond qui les nourrit et la zone sombre qui les menace, nous devons à la fois préserver le sauvage et nous en protéger. Mais comment préserver ce avec quoi l'on doit lutter ? Préserver le sauvage, est-ce le conserver dans des « parcs » ou l'enclore dans des « réserves » ? Est-ce au contraire le laisser se déployer sans limite et sans frein dans tous les règnes de la vie ? Penser le sauvage et sa préservation, c'est bien plutôt rechercher, contre l'exploitation qui le détruit, la conservation qui le fige et la célébration qui l'exalte, la voie étroite d'une bonne distance avec ce fond équivoque, à la fois vital et dangereux, d'où provient toute vie.

- Bruce Bégout et Barbara Stiegler

Illusration : Jean-Pierre Cargol dans L'Enfant Sauvage de François Truffaut (1969)

Bibliographie