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Bernard Buffet, le peintre des ténèbres

Publié le 10/03/2008
Célèbre et incompris, méconnu, scandaleux et un temps oublié, Bernard Buffet voit paraître sa première vraie biographie. L'occasion rêvée pour nous de visiter les livres qui lui sont consacrés.
Une peur viscérale de l'an 2000. Bernard Buffet voulait inscrire sa mort dans ce siècle d'hécatombes patriotiques. Atteint de la maladie de Parkinson, il craignait le pire des châtiments : l'infirmité mentale. Il y a autant de raisons légitimes de se supprimer que de vouloir continuer. Un suicide par asphyxie, le lundi 4 octobre 1999. Le 15 décembre de la même année, ses cendres sont dispersées dans le jardin du musée que lui a consacré Kiichiro Okano, un banquier amoureux de son œuvre, à Surugadaira au Japon : « Ce sera ma demeure d'éternité, point de départ vers un nouveau monde ». Le dernier voyage pour celui qui n'a pas jamais quitté l'enfance. Bien sûr tout au long de ces années, il a grandi ; bien sûr son corps s'est épaissi mais comme pour mieux abriter le petit garçon qui pleurait sa mère, Blanche, précocement disparue. Qui implorait son retour à la Vierge Marie qui ne voulait pas la lui rendre. La mort n'a pas toujours d'éclats. Sa peinture lui en donnera.

Provocateur et désespéré à froid, Bernard Buffet aurait pu faire sien le mot de Cioran : « On se suicide toujours trop tard ». Dès sa prime jeunesse, des crises de mélancolie lui font penser à la drogue et à la pendaison. Il y a ceux qui ne meurent qu'au dernier moment, d'autres qui s'y prennent plus tôt. Bernard Buffet promène la mort à ses côtés comme d'autres promènent leur chien. Au sortir de l'adolescence, il conquiert la pleine maîtrise de son art et impose « le tragique religieux » comme signature. A 28 ans, il a déjà peint plus que Renoir à 79 ans. Sa prolixité, son exubérance, son indépendance agacent. Monsieur achète des châteaux et pavane en Rolls, laissant la discrétion aux artistes-martyrs. Rebelle, il nargue les modes et les écoles et contrarie la tendance du moment, l'Art abstrait. On le trouve attardé. Lui, il jubile. Peu de peintres dans le 20ème siècle peuvent se flatter d'avoir suscité autant de controverses et de haines rancies, d'avoir incendié les cénacles de la République des Arts. La réaction devant un sombre et grand artiste n'est-elle pas toujours la même ? La force répugne. Bernard Buffet n'hésite pas à vomir ces plumes répugnantes, incapables de comprendre que l'artiste œuvre par nécessité et que la vie ne lui est supportable qu'à cette condition. Ses tableaux viennent toujours de loin, de plus loin même que la mémoire. Il sort ses griffes pour mieux cacher ses vilaines blessures. Fidèle à lui-même, y compris à sa mauvaise foi, il ne gêne pas non plus pour porter des jugements violents et injustes sur ses contemporains. Il a le goût du risque : « remettre en jeu sa popularité et s'attirer des reproches lui donne un sentiment de plus grande liberté ». L'artiste n'est contraint ni à l'humilité, ni à la vérité. Ses interlocuteurs véritables, il les retrouve dans son antre, son atelier, loin des frileuses contingences humaines et de leurs étiquetages abusifs : « Je m'efforce de ne plus penser pour vivre ».

Courtisé, fougueusement haï, seul parmi les siens, Bernard Buffet se refuse à palabrer, à expliciter son art : « la peinture n'est pas un métier qui se raisonne. Je ne saurais la définir ou m'y attarder, puisque je ne me connais pas. ». Voilà de quoi dérouter les indiscrets et accroître le nombre de ses détracteurs. Il sera ainsi banni du Centre Georges Pompidou et du musée d'Art Moderne, victime d'une « censure sournoise, houleuse et inavouée », comme le déplore Michel del Castillo. D'autres voix, et non des moindres, s'élèvent pourtant contre une telle excommunication : Simenon, Giono, Cocteau, Nabe, Poirot-Delpech qui, à l'avant-veille de sa mort, aura ces lignes magnifiques : « La prose se sent infirme quand elle a atteint ce genre d'évidence. Comment écrire sur Buffet ! Ses limailles de trait disent tout. Ses intersections valent toutes les interjections. …Le spectateur ne peut plus se raccrocher au joli tintamarre de l'existence. Le XXème siècle a déposé dans nos mémoires, à jamais, cette espèce de luxe spectral, ce face à face métaphysique. La porte peut se refermer à tout instant, il suffirait d'un courant d'air. On les compte ces œuvres donnant ainsi vue sur l'ineffable capté. ».

Oui, les mots sont toujours en deçà. Seul l'œil mène à la perfection, à cette vérité innommable de l'émotion. Bernard Buffet le savait pour l'avoir toujours su. Comme tous ces êtres de chair et de refuge qui l'ont accompagné tout au long de son existence : Pierre Bergé, son compagnon pendant plus de 8 ans pour lequel il avait quitté la mère de ses deux enfants, Agnès Nanquette, le Docteur Garcin au flair étonnant, le marchand exclusif et l'ami de toujours Maurice Granier, et bien sûr Anabel, sa dernière compagne. Elle l'aimait tellement qu'elle a souhaité que sa mort ressemble à la sienne. Beaucoup d'alcool. Beaucoup de médicaments. Et des convictions qui s'éteignent peu à peu.

Tôt ou tard, les esprits se détournent de la voie officielle et des idées canonisées, enduites de la laque de l'habitude. Ils sentent les râles déchirants, les corps déchaînés et démesurément allongés, ils entendent les rumeurs perpendiculaires s'échapper des toiles. Tel Goya, tel Breughel, Bernard Buffet a peint la malédiction qui pesait sur le monde, mais peignant l'une, il imposait constamment l'autre à l'esprit. Il a surpris l'instant où le personnage n'est plus en représentation. Comme face à lui-même. Dans ce cauchemar d'exister qui n'en finit plus. Ce que d'aucuns appellent expressionnisme funèbre, mais qui est davantage une sorte d'absence au monde, dès lors qu'on sait. Si ses clowns sont tristes, ses travestis décatis et flétris, sa Provence grise, son Paris vide, ses chardons prêts à mordre, c'est parce qu'ils n'ont plus à ruser avec la mort.
Parce que Bernard Buffet s'est accommodé des ténèbres, il saura voire l'aurore. Mais jamais pour autant il n'oubliera le supplice de Tantale : «J'ai grand besoin de vous, prenez-moi la main».

- Isabelle Bunisset



Annabel et Bernard Buffet



Pour en savoir plus : Musée Bernard Buffet