Dans son article séminal sur « Le concept
d'histoire », R. Koselleck écrit : « C'est seulement après
que l'idéalisme allemand l'a conçue comme un processus d'auto-réalisation de
l'homme que l'histoire peut être considérée comme faisable et productible, elle
qui autrefois « arrivait » et, d'une certaine manière, advenait
indépendamment des hommes » (« Le concept d'histoire », in L'Expérience de
l'histoire, trad. fr. par A. Escudier, Paris, Le Seuil/Gallimard, 1997, p. 95). L'idée de
la « faisabilité » (Machbarkeit)
ou encore du « caractère disponible » (Verfügbarkeit) de l'histoire se rencontre bien au-delà de
l'idéalisme allemand, chez Marx, sous une forme équivoque, ou chez des auteurs
aussi divers que H. von Treitschke, Ernst Bloch, Castoriadis. Certains
philosophes, comme Arendt, la critiquent au contraire dans la mesure où cette
idée est identifiée à une volonté de fabriquer l'histoire de manière
totalitaire. Mais cette idée n'est pas le monopole du totalitarisme, elle est
même présupposée de nos jours par un grand nombre d'hommes politiques qui
entendent « faire, construire l'Europe » par exemple, ou faire jouer
à leur pays un rôle déterminant dans l'histoire mondiale.
Bien qu'elle soit présente dans l'air du temps et qu'elle passe souvent comme une évidence, l'idée de « faisabilité » de l'histoire, sans être absurde, est problématique à plus d'un titre et soulève une série de questions sur les conditions et les limites de l'action historique, qui s'adressent tout autant aux philosophes qu'aux historiens, ou même, dans le cas de Marx, au philosophe qui se fait historien. L'histoire, telle que l'a pensée ce dernier, est-elle l'œuvre de la praxis des hommes (E. Bloch), ou un « processus sans sujet ni fin » (L. Althusser) ? Comment un grand historien du XXème siècle comme Droysen, ancien étudiant de Hegel, pense-t-il l'action historique ? La question de la faisabilité de l'histoire fait l'objet d'un traitement plus critique au XXème siècle. Dans l'École de Francfort, Adorno y voit une résurgence de l'idéalisme, et dans une autre perspective, Odo Marquard l'interprète comme un avatar de la théodicée leibnizienne. L'idée que les hommes font leur propre histoire est-elle une illusion pure et simple, répandue aussi bien chez les dirigeants politiques que chez les peuples qui sollicitent leur intervention ?
- Christophe Bouton
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