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Jacques Ellul (1912-1994)

Publié le 06/09/2019
A l'occasion de la première édition du prix Jacques Ellul, nous vous invitons à redécouvrir l’œuvre du penseur essentiel, dont l’œuvre s'actualise sans cesse : Jacques Ellul.
Jacques Ellul ou la critique de la raison technicienne Dès le milieu des années 1930, Ellul (1912-1994), représentait au sein de la mouvance personnaliste la tendance la plus critique à l’égard du progrès scientifique et technique. En raison de l’abondance de son œuvre écrite, une soixantaine d’ouvrages et plus de mille articles, on oublie volontiers que cet agrégé de droit romain, professeur à la Faculté de Bordeaux, s’est voulu et a été, avant tout, un homme d’action. Son ami Bernard Charbonneau (1910-1996) et lui se pensaient comme des révolutionnaires malgré eux, des citadins révoltés par la destruction programmée d’un certain mode de vie qui avaient besoin de nature comme on a besoin d’eau pour vivre.

Au sein du courant personnaliste, Ellul incarnait une tendance « gasconne » caractérisée par son fédéralisme libertaire, son allergie au centralisme jacobin, sa critique du capitalisme dit libéral, son opposition au fascisme comme au socialisme de caserne mais surtout par sa sensibilité écologiste avant la lettre. Avec Charbonneau il voulait faire du « sentiment de la nature » au sein du mouvement personnaliste, ce qu’avait été la conscience de classe pour le socialisme. Il s’agissait de rompre avec la religion productiviste célébrée par tous les régimes. «La synthèse entre un progrès indéfini de la liberté et une croissance sans fin du confort est une utopie. » À contre-courant d’absolument tous les mouvements politiques de l’époque, Ellul et son ami voulaient maintenir un contact direct et charnel avec la nature, entre individus singuliers réunis sur la seule base de leurs affinités électives. « Lorsque l’homme se résigne à ne plus être la mesure de son monde, il se dépossède de toute mesure. » Contre les partis, ils plaidaient pour la formation de petits groupes volontaires où l’individu pourrait se sentir « enraciné » quelque part. Dans cette « cité à hauteur d’homme », une politique authentique, fondée sur une communication directe entre gouvernants et gouvernés, serait menée dans la transparence. Une organisation fédérale permettrait de contrôler la technique, de diminuer la puissance des États-nations ainsi réduite à de simples fonctions d’arbitrage et de lutter contre le « gigantisme » et « l’universalisme » que nous appellerions aujourd’hui mondialisation libérale.

Leur critique des besoins artificiels créés par la publicité et plus généralement leur procès du productivisme et du consumérisme est authentiquement prophétique. Oser écrire, en 1935, que la croissance économique n’est pas synonyme de développement humain passe pour une véritable provocation dans un contexte peu favorable à toute forme de discours simplicitaire. Ellul est à l’origine de la première proposition occidentale moderne d’une limitation volontaire de la croissance, anticipant largement le fameux rapport Meadows (Halte à la croissance) initié par le Club de Rome au début des années 1970. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à défaut d’avoir pu réaliser la révolution personnaliste et d’être passé de la Résistance à la révolution selon le slogan de Combat, mouvement auquel appartenait Ellul sous l’Occupation, c’est par la plume que les deux amis vont poursuivre leur tentative de transformation radicale de la société : Ellul mettant l’accent sur la critique de la Technique et Charbonneau sur celle de la Science. Leur engagement, non pas contre la science ou la technique, en soi, mais contre le scientisme et le « bluff technologique », les réunit pour toujours dans une pensée et une action commune. Plus précisément, Ellul et Charbonneau ont contesté la prétention de la science moderne à vouloir tout expliquer et tout régenter ainsi que le discours des idéologues du « progrès » voulant que progrès technique signifie automatiquement développement humain.

Pour Jacques Ellul, la technique moderne – qu’il refuse de qualifier de « technologie », réservant cette épithète à l’idéologie technicienne –, n’est plus un simple intermédiaire entre l’homme et la nature mais une réalité indépendante. Le milieu technicien s’est substitué au milieu naturel. Selon l’auteur de La Technique ou l’enjeu du siècle, la technique, qu’il définit comme la recherche du moyen absolument le plus efficace dans tous les domaines, constitue la clé de notre modernité. Ce qu’il nous dit en substance, c’est qu’en voulant domestiquer la nature, les hommes ont créé un environnement artificiel beaucoup plus contraignant que le milieu naturel initial. L’homme moderne croit se servir de la technique et c'est lui qui la sert. Il est devenu l’instrument de ses instruments. Le moyen s’est transformé en fin, la nécessité s'est érigée en vertu, la culture technicienne ne tolère aucune extériorité. Quant au progrès technique proprement dit, Ellul ne le conteste pas, en soi, ce qui serait pure absurdité. Il se contente d’en souligner le trait principal : l’ambivalence. Et s’il est un domaine par excellence où l’on peut toucher du doigt cette ambivalence, c’est bien celui de la nature. Non seulement tout progrès technique se paie et ses effets néfastes sont inséparables de ses effets bénéfiques.

En outre, il génère plus de problèmes qu’il n’en résout mais surtout il comporte des effets rigoureusement imprévisibles, dont certains sont irréversibles tels ceux affectant la faune et la flore comme nous le signalent presque tous les jours les différents rapports sur l’état de la biodiversité. En un mot, la technique libère autant qu'elle aliène. Elle crée des problèmes aussitôt qu'elle en résout et s'accroît d’elle-même par les solutions qu'elle apporte. Précurseur de l’écologie politique, Ellul a pensé le rapport de l’homme à la nature, montré que la propagande était consubstantielle à la démocratie, dénoncé la haine de soi tiers-mondiste. Il a permis à Ivan Illich de concevoir ses notions de seuils de développement et d’austérité conviviale et, partant, à Serge Latouche de plaider en faveur d’une décroissance conviviale. Pour excessive qu’elle pouvait sembler en 1954, sa description d’une société technicienne pleinement acquise au principe sécuritaire et au règne de la transparence a ouvert la voie au concept de société de contrôle. Au sein d’une œuvre considérable, on se doit d’abord de distinguer sa trilogie sur la technique : La Technique ou l’enjeu du siècle (1954), Le système technicien (1977) et le Bluff technologique (1988).

La question de l’autonomie de la technique ayant suscité bien des débats, il convient de rappeler qu’Ellul se défendait d’avoir hypostasié la technique et qu’il réfutait toute forme de fatalisme : « J'ai montré sans cesse la technique comme étant autonome, je n'ai jamais dit qu'elle ne pouvait être maîtrisée. » L’espérance et la liberté sont au cœur de toute son œuvre car seul l’homme libre peut espérer. Ellul ne fait pas mystère de sa foi chrétienne puisque malgré la subversion du christianisme par l’Église il s’en remet à Dieu. Depuis le 11 septembre 2001, la crise financière de 2008, la catastrophe de Fukushima, le développement des manipulations génétiques, l’omniprésence des GAFAM et l’entrée dans l’ère de la post vérité, la grille de lecture du monde contemporain qu’il nous propose n’a jamais été aussi actuelle. Au point que l’on pourrait se demander si la plus grande erreur d’Ellul n’est pas d’avoir eu raison trop tôt.
Patrick Chastenet

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