Bourdieu,  le « miraculé »

Bourdieu est d’origine modeste. Né en 1930, il a grandi dans un village du Béarn au sein d’une famille de “tous petits fonctionnaires”, son père étant fils de « petits métayers pauvres ». De cette condition sociale, Pierre Bourdieu dira qu’il en a connu l’expérience de l’inégalité sociale et de la domination.

Au terme cependant d’une scolarité excellente, il est reçu à l’École normale supérieure en 1951. Il se tourne tout d’abord vers la philosophie. Élève de Canguilhem et de Bachelard, il doit cependant faire face à ses obligations militaires. Mais la guerre d’Algérie bouscule son parcours et il est envoyé comme jeune appelé à Alger. Il y restera jusqu’en 1960 en tant qu’assistant à la Faculté de Lettres menant des enquêtes de terrain à caractère ethnologique qui vont avoir une influence capitale dans son travail et dans l’élaboration de ses futurs outils et concepts en sociologie.

De retour à Paris en 1960, Bourdieu se tourne définitivement vers la sociologie dont il entrevoit d’autres possibilités d’analyse de la société et  intègre en 1975 l’actuelle EHESS. En 1964, paraît Les Héritiers, co-écrit avec Jean Claude Passeron aux éditions de Minuit; c’est un véritable pavé dans la mare. Le livre remet en cause le mythe de l’école républicaine en montrant qu’elle tend à reproduire les inégalités sociales et même à légitimer certaines formes de savoir et de savoir être.  

De cette trajectoire, qui l’amena des Pyrénées jusqu’au prestigieux Collège de France dont il occupera en 1982 la chaire de sociologie pendant presque 20 ans, Bourdieu se qualifie, non sans une pointe d’ironie, de « miraculé ». Mais il ne devient pas pour autant un “universitaire heureux” selon ses propres mots, se sentant irrémédiablement illégitime au Collège de France et en décalage auprès de ses proches restés au Béarn; le malaise dirait-on peut-être maintenant du “transclasse” pour reprendre le terme de Chantal Jaquet. 

Les apports de Bourdieu à la sociologie

Si Bourdieu conçoit un sentiment d'illégitimité, il ne faut pas pour autant sous-estimer l’ambition et la résolution du personnage. Bourdieu est un agrégé de philosophie qui quitte ce champ universitaire aussi pour s’exprimer et déployer sa grande capacité analytique et théorique. 

Bourdieu s’emploie ainsi à affirmer la sociologie comme une véritable science sociale. Le sociologue affine donc la démarche scientifique avec des outils précis. De l'épistémologie philosophique et de son travail ethnologique en Algérie, il apportera un souci permanent de la réflexivité. Le travail sociologique ne saurait se faire sans prendre en compte la personne du chercheur et son propre cadre mental ou symbolique. Il doit donc nécessairement garder dans sa démarche le soin de porter sans cesse un regard critique sur l’analyse en train de se faire.

Bourdieu va surtout  imposer trois concepts phares pour déconstruire les structures de notre société: l’habitus, le capital et le champ. 

L’habitus est ce qui “transforme l’héritage collectif en inconscient”. Il n’y a pas qu’un mais une foule d’habitus acquis avec lesquels chacun de nous compose. Cette intériorisation du monde social par les individus est constituée d’apprentissages (façons de se tenir, de parler, de manger par exemple) qui se perpétuent.  L’habitus engendre des pratiques classées et classantes qui vont permettre aussi d’évaluer et de juger les pratiques chez autrui et d’adapter des conduites stratégiques. Souvent accusé de déterminisme à travers ce concept, Bourdieu affirmera que “nous sommes déterminés mais nous avons une petite chance de devenir libres » car l’identité sociale se fait aussi par la distinction par rapport à certaines pratiques.

Livres: Esquisse d’une théorie de la pratique (Points Essais); Le Sens pratique (Les Editions de Minuit)

Le capital: Bourdieu montre que les classes sociales n’ont pas disparu; elles comportent en revanche une dimension culturelle de plus en plus déterminante. La lutte des classes se transforme et revêt une nature plus symbolique. Ce mécanisme fabrique et légitime les hiérarchies sociales alors même qu’il n’est pas basé sur une dimension économique. L’école méritocratique devient  ainsi l’un des piliers de cette légitimation d’un certain savoir savant et Bourdieu la réintroduit au cœur de l’analyse des classes sociales et de leur reproduction.

Livres: La Distinction (Les Editions de Minuit); La Reproduction (Les Editions de Minuit), Les Héritiers (Les Editions de Minuit); La Noblesse d’Etat (Les Editions de Minuit); Homo académicus (Les Editions de Minuit)

Le champ est “un espace structuré de positions” pour revenir à la définition qu’en ont donné Patrick Champagne et Olivier Christin. Pierre Bourdieu s’en servira beaucoup pour analyser le monde de l’art dans lequel “est en jeu la question de savoir qui est en droit de se dire artiste, et surtout de dire qui est artiste” pour reprendre les mots du sociologue. Dans les champs, les positions de dominants imposent à ceux qui sont  dépourvus ou presque de capital de s'accommoder de leur situation de dominés ou de se lancer dans des stratégies risquées de subversion. Le champ devient autonome et finit par ne plus reconnaître que les règles instaurées par les membres du champ eux-mêmes pour édicter les règles et les critères d’entrée dans le champ.

Livres: Les Règles de l’art (Points Essais); Manet (Points Essais)

Bourdieu face aux remous de la société.

“La sociologie doit être un instrument de prise de conscience du monde social et des forces proprement sociales qui s’exercent sur lui.”

Pierre Bourdieu a toujours en effet considéré que les sciences sociales avaient d’emblée une vocation utilitaire et directement politique sans être politiques elles-mêmes. Il n’aura pas peur de prendre part à certains mouvements sociaux et de montrer une forme de militantisme qui lui fut reproché au nom de la sacro-sainte objectivité du chercheur.  Mais il  parvient surtout à rendre accessible ses recherches grâce à Jérôme Lindon, mythique directeur des éditions de Minuit, avec qui il entretiendra un rapport d’amitié et de grande entente intellectuelle. Depuis 1963 et pendant 25 ans, Pierre Bourdieu y publiera ses grands livres théoriques. Jérome Lindon lui confiera même la direction de la collection Le Sens commun publiant ainsi de nombreux intellectuels étrangers dont les sociologues américains Erving Goffman ou encore Richard Hoggart, le philosophe Ernst Cassirer  ou encore des chercheurs français comme Luc Boltanski ou le regretté Robert Castel.

De son côté, Pierre Bourdieu fonde en 1975 la revue des Actes de la Recherche en sciences sociales. Le terme d’”actes” indique que c’est une recherche en mouvement , en action qui se dévoile dans cette revue qui souhaite être diffusée en dehors du monde strictement scientifique.

Mais c’est avec la Misère du monde, publié au éditions du Seuil en 1993 que Bourdieu parvient à atteindre le grand public. Dans ce livre d’entretiens, il  s’attèle à rendre compte de la profonde crise sociale qui secoue alors la France. Entouré de 23 chercheurs qui vont retranscrire avec soin les discours des personnes interrogées, Bourdieu rend visible la violence morale exercée quotidiennement sur des personnes en situation de précarité ou vulnérables et met aisni à jour la mécanique d’une domination ordinaire. C’est un choc.

En publiant enfin aux éditions Liber-Raisons d’agir, devenus à présent Raisons d’agir, Bourdieu voit la possibilité de mettre à disposition du plus grand nombre une sociologie critique de la société  sous forme de “petits ouvrages denses et bien documentés” capables selon lui de constituer une “encyclopédie populaire internationale” : ce seront Sur la télévision qui pointera une mécanique journalistique qui fabrique plus  l’opinion qu’elle ne l’éclaire de multiples contrepoints ou encore Contre feux 1:Propos pour servir à la résistance contre l'invasion néo-libérale et Contre feux 2 Pour un mouvement social européen.On peut voir à quel point Bourdieu posaient déjà les termes d’un débat qui reste d’actualité pour la sociologie critique.

 La sociologie reste plus que jamais et grâce à lui un sport de combat pour reprendre le titre de l’excellent documentaire que Pierre Carles lui consacra en 2001.